Dans cette double dimension, objective et construite, de la réalité sociale, une certaine primauté continue toutefois a être accordée aux structures objectives. C'est ce qui conduit Pierre Bourdieu à distinguer deux moments dans l'investigation, un premier moment objectiviste et un deuxième moment subjectiviste : "d'un côté, les structures objectives que construit le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les représentations subjectives des agents, sont le fondement des représentations subjectives et elles constituent les contraintes structures qui pèsent sur les interactions ; mais d'un autre côté, ces représentions doivent aussi être retenues sur l'on veut rendre compte notamment des luttes quotidiennes, individuelles et collectives, qui visent à transformer ou à conserver ces strucutures".
Cette priorité chornologique et théorique donnée à la dimension objective de la réalité sociale puise une part de ses racines dans une réflexion épistémologique, exprimée par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron en 1968 dans Le métier de sociologue 2 et réitérée depuis Pierre Bourdieu. On trouve au coeur de cette orientation la notion de "rupture épistémologique", rupture entre la connaissance scientifique des sociologues et "la sociologie spontanée" des acteurs sociaux ; ce qui rapproche les sciences sociales des sciences de la nature. Elle trouve une de ses sources dans l'impératif sociologique de rupture avec "les prénotions" des acteurs avancé par Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique. Toutefois, malgré la réaffirmation de ce principe , la démarche de Pierre Bourdieu - ne serait-ce que par le deuxième moment subjectiviste - apparaît, souvent, dans le détail des analyses, plus complexe qu'une simple dichotomie entre connaissance savante et connaissante ordinaire.
L'habitus, ce sont en quelque sorte les structures sociales de notre subjectivité, qui se constituent d'abord au travers de nos premières expériences (habitus primaire), puis de notre vie d'adulte (habitus secondaires). C'est la façon dont les structures sociales s'impriment dans nos têtes et nos corps par intériorisation de l'extériorité. Pierre Bourdieu définit alors la notion, plus précisément que ne l'avait fait Norbert Elais, comme un "système de dispositions durables et transposables 4". Dispositions, c'est-à-dire des inclinaisons à percevoir, sentir, faire et penser d'une certaine manière, intériorisées et incorporées, le plus souvent de manière non consciente, par chaque individu, du fait de ses conditions objectivies d'existence et de sa trajectoire sociale. Durables, car si ces dispositions peuvent se modifier dans le cours de nos expériences, elles sont fortement enracinées en nous et tendent de ce fait à résister au changement, marquant ainsi une certaine continuité dans la vie d'une personne. Transposables, car des dispositions acquises dans le cours de certaines expériences (familiales par exemple) ont des effets sur d'autres sphéres d'expériences (professionnelles par exemple) ; c'est un premier élément d'unité de la personne. Enfin système, car ces dispositions tendent à être unifiées entre elles. Mais pour Pierre Bourdieu, l'unité et la continuité de la personne à l'oeuvre tendanciellement avec l'habitus ne sont pas en général celles que se représentent conscienmment et rétrospectivment la personne elle-même - ce qu'il appelle "l'illusion biographique" - mais une unité et une continuité largement non conscientes reconstruites par le sociologue (en fonction de la place dans l'espace des classes sociales, des positions institutionnelles occupées, des expériences successives au sein des différents champs, etc., et donc aussi du trajet effectué dans le monde social). Cette perspective se distingue de celles [...] qui conçoivent la personne comme dotée de dispositions et d'identités davantage éclatées, la question de leur unification apparaissent alors plus problématique.
Unifiants, les habitus individuels sont également singuliers. Car, s'il y a des classes d'habitus (des habitus proches, en termes de conditions d'existence et de trajectoire du groupe social d'appartenance, par exemple), et donc des habitus de classe, chaque habitus individuel combine de manière spécifique une diversité (plus ou moins grande) d'expériences sociales. Mais cet habitus est-il simplement reproducteur des structures sociales dont il est le produit ? L'habitus est constitué de "principes générateurs", c'est-à-dire qu'un peu à la manière d'un logiciel d'ordinateur (mais un logiciel en partie autocorrectible), il est amené à apporter de multiples réponses aux diverses situations rencontrées, à partir d'un ensemble limité de schémas d'action et de pensée. Ainsi, il reproduit plutôt quand il est confronté à des situations habituelles et il peut être conduit à innover quand il se trouve face à des situations inédites.
Les champs constituent la face extériorisation de l'intériorité du processus. C'est la façon dont Pierre Bourdieu conçoit les institutions non comme des substances, mais de manière relationnelle, comme des configurations de relations entre des acteurs individuels et collectifs (Pierre Bourdieu parle plutôt d'agents, pour indiquer que ceux-ci sont autant agis, de l'intérieur et de l'extérieur, qu'ils n'agissent librement). Le champ est une sphére de la vie sociale qui s'est progessivement autonomisée à travers l'histoire autour de relations sociels. Les gens ne courent ainsi pas pour les mêmes raisons dans le champs économiques, dans le champ artistique, dans le champ journalistique, dans le champ politique ou dans le champ sportif. Chaque champ est alors à la fois un champ de forces - il est marqué par une distribution inégale des ressources et donc un rapport de forces entre dominants et dominés - et un champ de luttes -les agents sociaux s'y affrontent pour conserver ou transformer ce rapport de forces. Pour Pierre Bourdieu, la définition même du champ et la délimitation de ses frontières (qui a le droit d'y participer ?, etc.) peut être aussi en jeu dans ces luttes, ce qui distingue cette notion de celle habituellement plus fermée de "système". Chaque champ est marqué par des relations de concurrence entre ses agents (Pierre Bourdieu parle aussi de marché), même si la participation au jeu suppose un minimum d'accord sur l'existence du champ.
Chaque champ est caractérisé par des mécanismes spécifiques de capitalisation des ressources légitimes qui lui sont propres. Il n'y a donc pas chez Pierre Bourdieu une seule sorte de capital comme tendantiellement chez Marx et les "marxistes" (le capital économique), mais une pluralité de capitaux (capital culturel, capital politique, etc.) On n'a donc pas une représentation unidimenseionnelle de l'espace social - comme chez les "marxistes "où l'ensemble de la société est pensé d'abord autour d'une vision économique du capitalisme - mais une représentation pluridimensionnelle - l'espace social est composé d'une pluralité de champs autonomes, définissant chacun des modes spécifiques de domination. On n'est donc pas face à un capitalisme (au sens économique) caractérisé par une forme principale et déterminante de domination ("l'exploitation capitaliste "), mais face à des capitalisations et des dominations : des relations dissymétriques entre individus et groupes stabilisées au progit des mêmes, et dont certaines sont transversales aux différents champs comme la domination des hommes sur les femmes. Ces modes de capitalisation sont tout à la fois autonomes, parfois en concurrence (par exemple, le conflit classique entre les détenteurs du capital économique et du capital culturel, hommes d'affaires et "intellectuels ") et reliés entre eux par des formes diverses d'imbrication (certains agents cumulent capitaux économiques, culturels et politiques, alors que d'autres sont "exclus" de la plupart des capitaux légitimes). Ce que appelle champ du pouvoir est un lieu de mise en rapport de champs et de capitaux divers : c'est là où s'affrontent les dominants des différents champs, "un champ de luttes pour le pouvoir entre détenteurs de pouvoirs différents 5".
Pour Pierre Bourdieu, il faut que certains conditions sociales extérieures aux représentations et aux discours mêmes soient remplies pour que ceux-ci aient une certaine efficacité sur la réalité, des conditions favorables préalablement inscrites dans les têtes et dans les institutions. C'est le cas, par exemple, de ce qu'il appelle "les effets de théorie" 6, c'est-à-dire des effets que peut avoir une théorie philosophique et/ou sociologique sur le monde social (parexemple la théorie "marxiste" de la lutte des classes) ; effets qui impliquent que des agents s'apporprient des éléments de cette théorie et que celle-ci puisse s'appuyer sur des institutions. Il s'agit d'une autre modalité des rapports entre connaissance savante et connaissance ordinaire ; dans un mouvement allant de l'une à l'autre, une part des théories sociologiques passées pouvant être progressivement intégrée dans l'objet d'analyse des sociologues d'aujourd'hui.
La prise en compte de la dimension symbolique de la réalité sociale a des conséquences sur la manière de penser les rapports dedomination (de dissymétrie de ressources) entre individus et groupes. c'est là qu'intervient la notion de violence sumbolique. Les diverses formes de domination, à moins de recourir exclusivement et continûment à la force armée (qui elle-même suppose d'ailleurs une dimension symbolique, parce qu'elle est perçue et parlée d'une certaine façon), doivent être légitimées, reconnues comme légitimes, c'est-à-dire prendre un sens positif ou en tout cas devenir "naturelles", de sorte que les dominés eux-mêmes adhérent à l'ordre dominant, tout en méconnaissant ses mécanismes et leur caractère arbitraire (non naturel, non nécessaire, donc historique et transformable). C'est ce double processus de reconnaissance et de méconnaissance qui constitue le principe de la violence symbolique, et donc de la légitimation des diverses dominations 7. Par exemple, l'enseignant de français qui met "brillant" ou "lourd" dans la marge d'une de ses copies fait un geste renvoyant tendanciellement à une hiérarchie sociale (le "brillant" ou "lourd" dans la marge d'une de ses copies fait un geste renoyant tendanciellement à une hiérarchie sociale (le "brillant" qualifiant souvent les détenteurs du capital culturel légitime et le "lourd" ceux qui en sont exclus), qui sera fréquemment reconnu par l'élève comme un jugement sur sa compétence personnelle en français et méconnu comme l'expression d'une domination sociale
dans le sillage notamment des philosophies de Ludwing Wittgenstein et de Maurice Merleau-Ponty (1908 - 1961), cette sociologie de l'action part d'une critique des approches intellectualistes, c'est-à-dire des théories de l'action qui réduisent l'action au point de vue intellectuel de celui qui observe l'action au détriment du point de vue pratique de celui qui agit. Ainsi, "l'intellectualisme est inscrit dans le fait d'introduire dans l'objet le rapport intellectuel dans l'objet le rapport intellectuel à l'objet qui est celui de l'observateur". c'est en ce sens que l'intellectualisme est un objectivisme appréhendant l'action de l'extérieur et en surblomb comme un objet de connaissance, sans prendre en compte le rapport de l'agent à son action. Un des effets de l'objectivisme de la posture intellectualiste est, comme l'a montré Bernard Lacroix, de donner a priori aux objets ainsi envisagés de l'extérieur et analysés par le sociologue ("URSS", "la France", "l'Etat", "la politique de la ville, "la classe ouvrière", etc.) une homogénéité et une consistance, sur le mode de la chose, qu'ils n'ont pas.
A ce rapport théorique et intellectuel à l'action que nombre de philosophes et de sociologues attribent faussement à l'agent, en universalisant leur propre position d'observateur réfléchissant, Pierre Bourdieu oppose un rapport pratique à la pratique. Car, pour lui, nous agissons dans un monde qui "impose sa présence, avec ses urgences, ses choses à faire ou à dire, ses choses faites pour être dites, qui commandent directement les gestes ou les paroles sans jamais se déployer comme un spectacle". Pour tout un ensemble d'actions, nous pouvons même "aller de la pratique à la pratique sans passer par le discours et par la conscience".
Pierre Bourdieu distingue donc bien duex postures : celle de l'observateur qui réfléchit et disserte sur l'action et celle de l'agent qui agit, "pris" par "le feu de l'action", avec ses urgences. Pour lui, l'action obéit à "une logique qui n'est pas celle de la logique", une logique pratique, en quelque corte "happée par ce dont il s'agit". Cette prise en compte du rapport pratique à la pratique amène Pierre Bourdieu à examiner une compétence des agents centrale pour lui : le sens pratique, inscrit dans le corps et les mouvements du corps, et qui ne s'exerce qu'en situation, face à des problèmes pratiques (qu'il s'agisse d'un joueur de tennis pendant un match, d'un ouvrier sur sa machine, d'un homme politique en meeting ou d'un philosophe dans un colloque). Partie intégrante de l'habitus, le sens pratique permet à l'acteur déconomiser de la réflexion et de l'énergie dans l'action ; c'est un opérateur de l'économie de la pratique.
La sociologie de l'action avancée par Pierre Bourdieu est une des rares à s'être intéressée à la question des logiques pratiques, toutefois on peut se demander, à la suite de Paul Ladrière 9 et d'Alain Caillé 10, si elle n'a pas tendance à "tordre un peu trop le bâton dans l'autre sens". Ainsi une critique trop unilatérale des modèles de l'acteur réfléchissant pourrait nous faire tomber dans un autre travers identifié par le sociologue américian Harold Garfinkel 11 : prendre les agents sociaux pour des "idiots culturels" (cultural dopes). Opposer de manière explusive et trop dichotomique rapport intellectuel et rapport pratique à la pratique, c'est ne pas prendre en compe que la réflexivité (le fait de réfléchir sur ce que l'on est en train de faire), si elle n'apparaît pas comme un point de passage obligé de toute action , n'est pas toujours exclue des conduites pratiques, même si dans ce cas elle est prise sous le feu de contraintes pragmatiques. C'est donc la place d'une réflexivité pragmatique dans la sociologie de l'action - les contraintes plus ou moins de place à des formes de réflexivité de la part de l'acteur - qui n'est pas clairement établie ici. C'est toutefois une dimension que Pierre Bourdieu prend parfois en compte, en particulier quand il s'arrête sur les période de crise car, dans ces cas-là, "les ajsutements routiniers" n'allant plus de soi, la réflexivité de l'acteur se trouve clairement sollicitée.
La question du cours de l'action en train de se faire a été réouverte, en s'appuyant sur de nouvelles ressources, par les problèmatiques de l'action située, d'une action en situation suivie finament à travers un enchaînement de séquences d'action, qui ont émergé ces dernières années aux Etats-Unis, avec par exemple les recherches de Luc Suchman 12, et en France, avec celles réalisées par Isaac Joseph à la RATP 13 ou les analyses proposées par Pierre Live et Laurent Thévenot 14.