Le même souci, qui domine l'ethnologie contemporaine, du rapport entre groupe et individu, inspire aussi la communication sur les techniques du corps par laquelle se clôt ce volume. En affirmant la valeur cruciale, pour les science de l'homme, d'une étude de la façon dont chaque société impose à l'individu un usage rigoureusement détermine de son corps, Mauss annonce les plus actuelles préoccupations de l'École anthropologique américaine, telle qu'elles allaient s'exprimer dans les travaux de Ruth Benedict, Margaret Mead, et de la plupart des ethnologue américains de la jeune génération. C'est par l'intermédiaire de l'éducation des besoins et des activités corporelles que la structure sociale imprime sa marque sur le individus : "On exerce les enfants… à dompter des réflexes. On inhibe des peurs… on sélectionne des arrêts et de mouvements". Cette recherche de la projection du social sur l'individuel doit fouiller au plus profond des usage et des conduites ; dans ce domaine, il n'y a rien de futile rien de gratuit, rien de superflu : "L'éducation de l'enfant est pleine de ce qu'on appelle des détails, mais qui son essentiels". Et encore : "Des foules de détails, inobservé et dont il faut faire l'observation composent l'éducation physique de tous les âges et des deux sexes".
Non seulement Mauss établit ainsi le plan de travail qui sera, de façon prédominante, celui de l'ethnographie moderne au cours de ces dix dernières années, mais il aperçoit en même temps la conséquence la plus significative de cette nouvelle orientation, c'est-à-dire le rapprochement entre ethnologie et psychanalyse. Il fallait beau coup de courage et de clairvoyance à un homme, issu d'une formation intellectuelle et morale aussi pudique qui celle du néokantisme qui régnait dans nos université : à la fin du siècle dernier, pour partir, comme il le fait ici à la découverte" d'états psychiques disparus de nos enfances", produits de "contacts de sexes et de peaux", et pour se rendre compte qu'il allait se trouver "en pleine psychanalyse, probablement assez fondée ici". D'où l'importance, pleinement aperçue par lui, du moment et des modalités du sevrage et de la manière dont le bébé est manié. Mauss entrevoit même une classification des groupes humains en "gens à berceaux,. gens sans berceaux". Il suffit de citer les noms et les recherches de Margaret Mead, Ruth Benedict, Cora Du Bois, Clyde Kluckhohn, D. Leighton, E. Erikson, K. Davis, J. Henry, etc., pour mesurer la nouveauté de ces thèses, présentées en 1934, c'est-à-dire l'année même où paraissaient les Patterns of Culture, encore très éloignés de cette position du problème et au moment où Margaret Mead était en train d'élaborer sur le terrain, en Nouvelle-Guinée, les principes d'une doctrine très voisine, et dont on sait l'énorme influence qu'elle était destinée à exercer.
A deux points de vue différents, Mauss reste d'ailleurs en avance sur tous les développements ultérieurs. En ouvrant aux recherches ethnologiques un nouveau territoire, celui des techniques du corps, il ne se bornait pas à reconnaître l'incidence de ce genre d'études sur le problème de l'intégration culturelle : il soulignait aussi leur importance intrinsèque. Or, à cet égard, rien n'a été fait, ou presque. Depuis dix ou quinze ans, les ethnologues ont consenti à se pencher sur certaines disciplines corporelles, mais seulement dans la mesure où ils espéraient élucider ainsi les mécanismes par lesquels le groupe modèle les individus à son image. Personne, en vérité, n'a encore abordé cette tâche immense dont Mauss soulignait l'urgente nécessité, à savoir l'inventaire et la description de tous les usages que les hommes, au cours de l'histoire et surtout à travers le monde, ont fait et continuent de faire de leurs corps. Nous collectionnons les produits de l'industrie humaine ; nous recueillons des textes écrits ou oraux. Mais les possibilités si nombreuses et variées dont est susceptible cet outil, pourtant universel et placé à la disposition de chacun, qu'est le corps de l'homme, nous continuons à les ignorer, sauf celles. toujours partielles et limitées, qui rentrent dans les exigences de notre culture particulière.
Pourtant, tout ethnologue ayant travaillé sur le terrain sait que ces possibilités sont étonnamment variables selon les groupes. Les seuils d'excitabilité, les limites de résistance sont différents dans chaque culture. L'effort "irréalisable", la douleur "intolérable", le plaisir "inouï" sont moins fonction de particularités individuelles que de critères sanctionnés par l'approbation ou la désapprobation collectives. Chaque technique, chaque conduite, traditionnellement apprise et transmise, se fonde sur certaines synergies nerveuses et musculaires qui constituent de véritables systèmes, solidaires de tout un contexte sociologique. Cela est vrai des plus humbles techniques, comme la production du feu par friction ou la taille d'outils de pierre par éclatement ; et cela l'est bien davantage de ces grandes constructions à la fois sociales et physiques que sont les différentes gymnastiques (y compris la gymnastique chinoise, si différente de la nôtre, et la gymnastique viscérale des anciens Maori, dont nous ne connaissons presque rien), ou techniques du souffle, chinoise et hindoue, ou encore exercices du cirque qui constituent un très ancien patrimoine de notre culture et dont nous abandonnons la préservation au hasard des vocations individuelles et des traditions familiales.
Cette connaissance des modalités d'utilisation du corps humain serait, pourtant, particulièrement nécessaire à une époque où le développement des moyens mécaniques à la disposition de l'homme tend à le détourner de l'exercice et de l'application des moyens corporels, sauf dans le domaine du sport, qui est une partie importante, mais partie seulement des conduites envisagées par Mauss, et qui est d'ailleurs variable selon les groupes. On souhaiterait qu'une organisation internationale comme l'UNESCO tachât à la réalisation d u programme tracé par Mauss 1 cette communication. Des Archives internationales des Techniques corporelles, dressant l'inventaire de toutes les sensibilités du corps humain et des méthodes d, apprentis et d'exercice employées pour le montage de chaque t nique, représenteraient une œuvre véritablement internationale : car il n'y a pas, dans le monde, un seul groupe humain qui ne puisse apporter à l'entreprise une contribution originale. Et de plus, il s'agit là d'un patrimoine commun et immédiatement accessible à l'humanité entière, dont l'origine plonge au fond des millénaires, la valeur pratique reste et restera toujours actuelle et la disposition générale permettrait, mieux que d'autres moyens, parce que sous forme d'expériences vécues, de rendre chaque homme sensible à la solidarité, à la fois intellectuelle et physique, qui l'unit à l'humanité tout entière. L'entreprise serait aussi éminemment apte à contrecarrer les préjugés de race, puisque, en face des conceptions racistes qui veulent voir dans l'homme un produit de son corps, on montrerait au contraire que c'est l'homme qui, toujours et partout, a su faire de son corps un produit de ses techniques et de ses représentations.
Mais ce ne sont pas seulement des raisons morales et pratiques qui continuent de militer en sa faveur. Elle apporterait des informations d'une richesse insoupçonnée sur des migrations, des contacts culturels ou des emprunts qui se situent dans un passé reculé et que des gestes en apparence insignifiants, transmis de génération en génération, et protégés par leur insignifiance même, attestent souvent mieux que des gisements archéologiques ou des monuments figurés. La position de la main dans la miction chez l'homme, la préférence pour se laver dans l'eau courante ou dans l'eau stagnante, toujours vivante dans l'usage de fermer ou de laisser ouverte la bonde d'un lavabo pendant que l'eau coule, etc., autant d'exemples d'une archéologie des habitudes corporelles qui, dans l'Europe moderne (et à plus forte raison ailleurs), fournirait à l'historien des cultures des connaissances aussi précieuses que la préhistoire ou la philologie.
Nul plus que Mauss, qui se plaisait à lire les limites de l'expansion celtique dans la forme des pains à l'étalage des boulangers, ne pouvait être sensible à cette solidarité du passé et du présent, s'inscrivant dans les plus humbles et les plus concrets de nos usages. Mais en soulignant l'importance de la mort magique ou des techniques du corps, il pensait aussi établir un autre type de solidarité, qui fournit son thème principal à une troisième communication publiée dans ce volume : Rapports réels et pratiques de la Psychologie et de la Sociologie. Dans tous ces cas, on est en présence d'un genre de faits "qu'il faudrait étudier bien vite : de ceux où la nature sociale rejoint très directement la nature biologique de l'homme" 4. Ce sont bien là des faits privilégiés qui permettent d'attaquer le problème des rapports entre sociologie et psychologie.
C'est Ruth Benedict qui a enseigné aux ethnologues et aux psychologues contemporains que les phénomènes à la description desquels ils s'attachent les uns et les autres sont susceptibles d'être décrits dans un langage commun, emprunté à la psychopathologie, ce qui constitue par soi-même un mystère. Dix ans auparavant, Mauss s'en était aperçu avec une lucidité si prophétique que l'on peut imputer au seul abandon dans lequel ont été laissées les sciences de l'homme dans notre pays que l'immense domaine, dont l'entrée se trouvait ainsi repérée et ouverte, ne fut pas aussitôt mis en exploitation. Dès 1924 en effet, s'adressant aux psychologues, et définissant la vie sociale comme "un monde de rapports symboliques", Mauss leur disait : "Tandis que vous ne saisissez ces cas de symbolisme qu'assez rarement et souvent dans des séries de faits anormaux, nous, nous en saisissons d'une façon constante de très nombreux, et dans des séries immenses de faits normaux". Toute la thèse des Pallerns of Culture est anticipée dans cette formule, dont leur auteur n'a certainement jamais eu connaissance ; et c'est dommage : car l'eussent-elles connue avec les développements qui l'accompagnent, que Ruth Benedict et son école se fussent plus aisément défendues contre certains reproches qu'elles ont parfois mérités.
En s'attachant à définir un système de corrélations entre la culture du groupe et le psychisme individuel, l'École psychosociologique américaine risquait en effet de s'enfermer dans un cercle. Elle s'était adressée à la psychanalyse pour lui demander de signaler les interventions fondamentales qui, expression de la culture du groupe, déterminent des attitudes individuelles durables. Dès lors, ethnologues et psychanalystes allaient être entraînés dans une discussion interminable sur la primauté respective de chaque facteur. Une société tient-elle ses caractères institutionnels des modalités particulières de la personnalité de ses membres, ou cette personnalité s'explique-t-elle par certains aspects de l'éducation de la petite enfance, qui sont, eux-mêmes, des phénomènes d'ordre culturel ? Le débat devra rester sans issue, à moins qu'on ne s'aperçoive que les deux ordres ne sont pas, l'un par rapport à l'autre, dans une relation de cause à effet (quelle que soit, d'ailleurs, la position respective qu'on attribue à chacun) mais que la formulation psychologique n'est qu'une traduction, sur le plan du psychisme individuel, d'une structure proprement sociologique. C'est, d'ailleurs, ce que Margaret Mead souligne très opportunément dans une publication récente 5, en montrant que les tests de Rorschach, appliqués à des indigènes, n'apprennent à l'ethnologue rien qu'il ne connaisse déjà par des méthodes d'investigation proprement ethnologiques, bien qu'ils puissent fournir une utile traduction psychologique de résultats établis de façon indépendante.
C'est cette subordination du psychologique au sociologique que Mauss met utilement en lumière. Sans doute, Ruth Benedict n'a jamais prétendu ramener des types de cultures à des troubles psycho-pathologiques, et encore moins expliquer les premiers par les seconds. Mais il était tout de même imprudent d'utiliser une terminologie psychiatrique pour caractériser des phénomènes sociaux, alors que le rapport véritable s'établirait plutôt dans l'autre sens. Il est de la nature de la société qu'elle s'exprime symboliquement dans ses coutumes et dans ses institutions ; au contraire, les conduites individuelles normales ne sont jamais symboliques par elles-mêmes : elles sont les éléments à partir desquels un système symbolique, qui ne peut être que collectif, se construit. Ce sont seulement les conduites anormales qui, parce que désocialisées et en quelque sorte abandonnées à elles-mêmes, réalisent, sur le plan individuel, l'illusion d'un symbolisme autonome. Autrement dit, les conduites individuelles anormales, dans un groupe social donné, atteignent au symbolisme, mais sur un niveau inférieur et, si l'on peut dire, dans un ordre de grandeur différent et réellement incommensurable à celui dans lequel s'exprime le groupe. Il est donc à la fois naturel et fatal que, symboliques d'une part et traduisant de l'autre (par définition) un système différent de celui du groupe, les conduites psycho-pathologiques individuelles offrent à chaque société une sorte d'équivalent, doublement amoindri (parce que individuel et parce que pathologique) de symbolismes différents du sien propre, tout en étant vaguement évocateurs de formes normales et réalisées à l'échelle collective.
Peut-être pourrait-on aller plus loin encore. Le domaine du pathologique ne se confond jamais avec le domaine de l'individuel, puisque les différents types de troubles se rangent en catégories, admettent une classification et que les formes prédominantes ne sont pas les mêmes selon les sociétés, et selon tel ou tel moment de l'histoire d'une même société. La réduction du social au psychologique, tentée par certains par l'intermédiaire de la psychopathologie, serait encore plus illusoire que nous ne l'avons admis jusqu'à présent, si l'on devait reconnaître que chaque société possède ses formes préférées de troubles mentaux et que ceux-ci ne sont pas, moins que les formes normales, fonction d'un ordre collectif que l'exception même ne laisse pas indifférent.
Dans son mémoire sur la magie, sur lequel nous reviendrons plus loin, et dont il faut considérer la date pour le juger avec équité, Mauss note que, si "la simulation du magicien est du même ordre que celle qu'on constate dans les états de névroses", il n'en est pas moins vrai que les catégories où se recrutent les sorciers : "infirmes, extatiques, nerveux et forains, forment en réalité des espèces de classes sociales". Et il ajoute : "Ce qui leur donne des vertus magiques, ce n'est pas tant leur caractère physique individuel que l'attitude prise par la société à l'égard de tout leur genre". Il pose ainsi un problème qu'il ne résout pas, mais que nous pouvons essayer d'explorer à sa suite.
Il est commode de comparer le shaman en transe ou le protagoniste d'une scène de possession à un névrosé. Nous l'avons fait nous-même 6 et le parallèle est légitime en ce sens que, dans les deux types d'états, interviennent vraisemblablement des éléments communs. Néanmoins, des restrictions s'imposent : en premier lieu, nos psychiatres mis en présence de documents cinématographiques relatifs à des danses de possession, se déclarent incapables de ramener ces conduites à l'une quelconque des formes de névroses qu'ils ont coutume d'observer. D'autre part et surtout, les ethnographes en contact avec des sorciers, ou avec des possédés habituels ou occasionnels, contestent que ces individus, à tous égards normaux en dehors des circonstances socialement définies où ils se livrent à leurs manifestations, puissent être considérés comme des malades. Dans les sociétés à séances de possession, la possession est une conduite ouverte à tous, les modalités en sont fixées par la tradition, la valeur en est sanctionnée par la participation collective. Au nom de quoi affirmerait-on que des individus correspondant à la moyenne de leur groupe, disposant dans les actes de la vie courante de tous leurs moyens intellectuels et physiques, et manifestant occasionnellement une conduite significative et approuvée, devraient être traités comme des anormaux ?
La contradiction que nous venons d'énoncer peut se résoudre de deux façons différentes. Ou les conduites décrites sous le nom de "transe" et de "possession" n'ont rien à voir avec celles que, dans notre propre société, nous appelons psycho-pathologiques ; ou on peut les considérer comme étant du même type, et c'est alors la connexion avec des états pathologiques qui doit être considérée comme contingente et comme résultant d'une condition particulière à la société où nous vivons. Dans ce dernier cas, on serait en présence d'une deuxième alternative : soit que les prétendues maladies mentales, en réalité étrangères à la médecine, doivent être considérées comme des incidences sociologiques sur la conduite d'individus que leur histoire et leur constitution personnelles ont partiellement dissociés du groupe ; soit qu'on reconnaisse chez ces malades la présence d'un état vraiment pathologique, mais d'origine physiologique, et qui créerait seulement un terrain favorable, ou, si l'on veut", sensibilisateur", à certaines conduites symboliques qui continueraient de relever de la seule interprétation sociologique.
Nous n'avons pas besoin d'ouvrir un semblable débat ; si l'alternative a été rapidement évoquée, c'est seulement pour montrer qu'une théorie purement sociologique des troubles mentaux (ou de ce que nous considérons comme tels) pourrait être élaborée sans crainte de voir un jour les physiologistes découvrir un substrat biochimique des névroses. Même dans cette hypothèse, la théorie resterait valide. Et il est relativement aisé d'en imaginer l'économie. Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres. Qu'ils n'y puissent jamais parvenir de façon intégralement satisfaisante, et surtout équivalente, résulte d, abord des conditions de fonctionnement propres à chaque système : ils restent toujours incommensurables ; et ensuite, de ce que l'histoire introduit dans ces systèmes des éléments allogènes, détermine des glissements d'une société vers une autre, et des inégalités dans le rythme relatif d'évolution de chaque système particulier. Du fait, donc, qu'une société est toujours donnée dans le temps et dans l'espace, donc sujette à l'incidence d'autres sociétés et d'états antérieurs de son propre développement ; du fait aussi que, même dans une société théorique qu'on imaginerait sans relation avec aucune autre, et sans dépendance vis-à-vis de son propre passé, les différents systèmes de symboles dont l'ensemble constitue la culture ou civilisation resteraient irréductibles entre eux (la traduction d'un système dans un autre étant conditionnée par l'introduction de constantes qui sont des valeurs irrationnelles), il résulte qu'aucune société n'est jamais intégralement et complètement symbolique ; ou, plus exactement, qu'elle ne parvient jamais à offrir à tous ses membres, et au même degré, le moyen de s'utiliser pleinement à l'édification d'une structure symbolique qui, pour la pensée normale, n'est réalisable que sur le plan de la vie sociale. Car c'est, à proprement parler, celui que nous appelons sain d'esprit qui s'aliène, puisqu'il consent à exister dans un monde définissable seulement par la relation de moi et d'autrui 7. La santé de l'esprit individuel implique la participation à la vie sociale, comme le refus de s'y prêter (mais encore selon des modalités qu'elle impose) correspond à l'apparition des troubles mentaux.
Une société quelconque est donc comparable à un univers où des masses discrètes seulement seraient hautement structurées. Dans toute société donc, il serait inévitable qu'un pourcentage (d'ailleurs variable) d'individus se trouvent placés, si l'on peut dire, hors système ou entre deux ou plusieurs systèmes irréductibles. A ceux-là, le groupe demande, et même impose, de Figurer certain es formes de compromis irréalisables sur le plan collectif, de feindre des transitions imaginaires, d'incarner des synthèses incompatibles. Dans toutes ces conduites en apparence aberrantes, les "malades" ne font donc que transcrire un état du groupe et rendre manifeste telle ou telle de ses constantes. Leur position périphérique par rapport à un système local n'empêche pas qu'au même titre que lui, ils ne soient partie intégrante du système total. Plus exactement, s'ils n'étaient pas ces témoins dociles, le système total risquerait de se désintégrer dans ses systèmes locaux. On peut donc dire que pour chaque société, le rapport entre conduites normales et conduites spéciales est complémentaire. Cela est évident dans le cas du shamanisme et de la possession ; mais ce ne serait pas moins vrai de conduites que notre propre société refuse de grouper et de légitimer en vocations, tout en abandonnant le soin de réaliser un équivalent statistique à des individus sensibles (pour des raisons historiques, psychologiques, sociologiques ou physiologiques, peu importe) aux contradictions et aux lacunes de la structure sociale.
Nous voyons bien comment et pourquoi un sorcier est un élément de l'équilibre social ; la même constatation s'impose pour les danses ou cérémonies à possession 8. Mais si notre hypothèse est exacte, il s'ensuivrait que les formes de troubles mentaux caractéristiques de chaque société, et le pourcentage des individus qui en sont affectés, sont un élément constitutif du type particulier d'équilibre qui lui est propre. Dans une remarquable et récente étude, après avoir remarqué qu'aucun shaman n'est, dans la vie quotidienne, un individu "anormal" névrosé ou paranoïaque ; sans quoi il serait considéré comme un fou, et non comme un shaman", Nadel maintient qu'il existe une relation entre les troubles pathologiques et les conduites shamanistiques ; mais qui consiste moins dans une assimilation des secondes aux premiers, que dans la nécessité de définir les premiers en fonction des secondes. Précisément parce que les conduites shamanistiques sont normales, il résulte que, dans les sociétés à shamans, peuvent rester normales certaines conduites qui, ailleurs, seraient considérées comme (et seraient effectivement) pathologiques. Une étude comparative de groupes shamanistiques et non-shamanistiques, dans une aire géographique restreinte, montre que le shamanisme pourrait jouer un double rôle vis-à-vis des dispositions psychopathiques : les exploitant d'une part, mais de l'autre, les canalisant et les stabilisant. Il semble, en effet, que, sous l'influence du contact avec la civilisation, la fréquence des psychoses et des névroses tende à s'élever dans les groupes sans shamanisme, tandis que dans les autres, c'est le shamanisme lui-même qui se développe, mais sans accroissement des troubles mentaux 9. On voit donc que les ethnologues qui prétendent dissocier complètement certains rituels de tout contexte psycho-pathologique sont inspirés d'une bonne volonté un peu timorée. L'analogie est manifeste, et les rapports sont peut-être même susceptibles de mesure. Cela ne signifie pas que les sociétés dites primitives se placent sous l'autorité de fous ; mais plutôt que nous-mêmes traitons à l'aveugle des phénomènes sociologiques comme s'ils relevaient de la pathologie, alors qu'ils n'ont rien à voir avec elle, ou tout au moins, que les deux aspects doivent être rigoureusement dissociés. En fait, c'est la notion même de maladie mentale qui est en cause. Car si, comme l'affirme Mauss, le mental et le social se confondent, il y aurait absurdité, dans les cas où social et physiologique sont directement en contact, à appliquer à l'un des deux ordres une notion (comme celle de maladie) qui n'a de sens que dans l'autre.
En nous livrant a une excursion, que d'aucuns jugeront sans doute imprudente, jusqu'aux plus extrêmes confins de la pensée de Mauss et peut-être même au-delà, nous n'avons voulu que montrer la richesse et la fécondité des thèmes qu'il offrait à la méditation de ses lecteurs ou auditeurs. A cet égard, sa revendication du symbolisme comme relevant intégralement des disciplines sociologiques a pu être, comme chez Durkheim, imprudemment formulée : car, dans la communication sur les Rapports de la Psychologie et de la Sociologie, Mauss croit encore possible d'élaborer une théorie sociologique du symbolisme, alors qu'il faut évidemment chercher une origine symbolique de la société. Plus nous refuserons à la psychologie une compétence s'exerçant à tous les niveaux de la vie mentale, plus nous devrons nous incliner devant elle comme seule capable (avec la biologie) de rendre compte de l'origine des fonctions de base. Il n'en est pas moins vrai que toutes les illusions qui s'attachent aujourd'hui à la notion de "personnalité modale" ou de "caractère national", avec les cercles vicieux qui en découlent, tiennent à la croyance que le caractère individuel est symbolique par lui-même, alors que, comme Mauss nous en avertissait (et les phénomènes psycho-pathologiques exceptés) il ne fournit que la matière première, ou les éléments, d'un symbolisme qui nous l'avons vu plus haut même sur le plan du groupe, ne parvient jamais à se parachever. Pas plus sur le plan du normal que sur celui du pathologique, l'extension au psychisme individuel des méthodes et des procédés de la psychanalyse ne peuvent donc parvenir à fixer l'image de la structure sociale, grâce à un miraculeux raccourci qui permettrait à l'ethnologie de s'éviter elle-même.
Le psychisme individuel ne reflète pas le groupe ; encore moins le préforme-t-il. On aura très suffisamment légitimé la valeur et l'importance des études qui se poursuivent aujourd'hui dans cette direction en reconnaissant qu'il le complète. Cette complémentarité entre psychisme individuel et structure sociale fonde la fertile collaboration réclamée par Mauss, qui s'est réalisée entre ethnologie et psychologie ; mais cette collaboration ne restera valable que si la première discipline continue à revendiquer, pour la description et l'analyse objective des coutumes et des institutions, une place que l'approfondissement de leurs incidences subjectives peut consolider, sans parvenir jamais à la faire passer au second plan.