On illustre facilement ce fait par le constat suivant.
Chaque grande fonction de l'entreprise est occupée par des personnes
qui ont reçu une formation différente et dont les objectifs
sont en partie contradictoires. L'opposition entre l, objectif de la production
sortir un produit de série, donc le plus homogène possible
et l'objectif du commercial adapter chaque produit au goût du client,
donc avoir des produits diversifiés est proverbiale. On rapporte
à ce propos la phrase d'Henry Ford à ses agents commerciaux
:"Demandez-moi n'importe quelle couleur de voiture, pourvu qu'elle soit
noire."Toute analyse un peu approfondie d'entreprise révèle
le même type de phénomènes. On y rencontre des conflits
entre services qui prennent la forme de conflits de pouvoir : chacun cherche
à influencer en faveur de la solution qui a sa préférence
Ces conflits devront être arbitrés par l'équipe de
direction ou le dirigeant, jouant ainsi un second jeu de pouvoir.
L'idée de relation va au-delà de la délégation, Elle inclut l'idée de réciprocité, Celui qui détient le pouvoir le supérieur peut contraindre un inférieur à agir, mais celui-ci peut exécuter cette action de multiples manières. Il peut obéir avec zèle, ou en traînant les pieds, mettre l'accent sur tel aspect de sa mission plutôt que sur tel autre, C'est un fait d'expérience courante de constater que tel subordonné juge important tel aspect que son supérieur traite, au contraire, comme mineur. Il va "fignoler" une production, un rapport, alors que le supérieur souhaiterait que les choses aillent vite et que, dans ce cas, on produise plutôt de la"grosse cavalerie".
Si la pression du supérieur est alors plus forte, l'inférieur en profitera pour demander des choses qui lui tiennent à coeur et qu'il réclame depuis longtemps sans jamais arriver à les obtenir : davantage de moyens, la possibilité d'un accès à tel service, la mutation d'un membre de son équipe et/ou un recrutement nouveau, etc. La réciprocité inclut l'idée d'une pression possible de celui qui reçoit un ordre sur celui qui le donne. L'inférieur a même intérêt à savoir quelle importance est accordée par le supérieur à l'exécution de l'ordre en question. Plus cette exécution est un enjeu important pour le supérieur, plus l'inférieur pourra tenter d'obtenir les avantages qu'il demande depuis longtemps. Il se développe ainsi toute une stratégie de la connaissance des enjeux des supérieurs permettant aux inférieurs de mener leurs stratégies. Chacun essaie de savoir "ce qui est important pour le chef", parce qu'il est pour lui indispensable de pouvoir définir son comportement en conséquence. Il aligne son objectif sur ceux du chef et il peut alors faire pression de manière efficace.
Il ne peut le faire cependant que dans une certaine mesure, car la relation de pouvoir reste une relation déséquilibrée. Il est incontestable que le supérieur, sauf cas exceptionnels, a davantage de ressources que l'inférieur. On pense ici non seulement au pouvoir formel qui résulte de sa position hiérarchique, mais à sa meilleure maîtrise de l'information, à son système de relations, à ses capacités d'intervention, etc. Incontestablement, il possède davantage d'atouts.
On aboutit ainsi à une première définition du pouvoir : le pouvoir de A sur B est la capacité de A d'obtenir que B fasse quelque chose qu'il n 'aurait pas fait sans. l'intervention de A 13. Cette définition a l'avantage de montrer clairement la dépendance de B par rapport à A et le fait que A dispose de ressources supérieures à celles de B. Mais elle ne met pas en lumière la réciprocité possible de B par rapport à A. Et si B ne veut pas faire ce que veut A, ou réclame explicitement ou implicitement un prix trop élevé pour exécuter l'ordre ? Concrètement, les choses ne se passent pas vraiment comme le laisse entendre cette définition, qui a un aspect trop mécanique. Avant de donner un ordre tout supérieur s'assure ou a intérêt à s'assurer que son ordre sera exécuté. Faute de quoi, il risque ou une mauvaise exécution ou un affrontement, contre lequel il doit chercher à se garantir au préalable. Faute de quoi il prend le risque d'une épreuve de force qu'il faut prévoir, là aussi.
On en arrive donc, pour la rendre plus proche des faits, à modifier la définition du pouvoir de la manière suivante : le pouvoir de A sur B est la capacité de A d'obtenir que, dans sa relation avec B, les termes de l'échange lui soient favorables. Cette définition efface le caractère d'automatisme de la première. I1 n'est jamais vrai que le supérieur, par le seul fait qu'il soit supérieur, puisse obtenir ce qu'il veut. Il doit préparer le terrain, manoeuvrer, avoir un comportement stratégique pour y parvenir. Sa simple position hiérarchique ne suffit pas.
Il n'en résulte pas que tout rapport de pouvoir
puisse être réduit à un rapport de forces. Cette expression
est souvent utilisée pour décrire certaines relations dans
l'entreprise, comme par exemple celles, antagonistes, entre une direction
et des syndicalistes. Le rapport de forces est inclus dans la relation
de pouvoir. Mais il ne signifie pas que la seconde se limite au premier.
Paradoxalement, l'expression "rapport de forces" est employée alors
que chacun des adversaires va recourir à d'autres moyens que la
force pure pour aboutir à ses fins. Elle l'est, souvent par les
syndicalistes pour laisser entendre que l'on est dans une situation antagoniste.
Son usage permet de faire comprendre qu'il y a une opposition et que celui
qu'emploie l'expression cherche à la radicaliser. Parler de rapport
de forces, c'est pouvoir laisser entendre que l'or est dans une situation
de lutte de classes. On passe à un vocabulaire de type militaire.
Or l'usage de ce vocabulaire ne veut pas dire que les
adversaires auront recours à la force pure. Au contraire chacun
va chercher à renforcer ses ressources du côté non
violent avant d'arriver au stade ultime que représente l'usage de
la force. Et la ressource antithétique de la force est ta légitimité.
Celle-ci est, depuis Max Weber,
traditionnellement définie comme la capacité pour le détenteur
du pouvoir de faire admettre ses décisions. Elle se situe donc du
côté du dominé comme une adhésion ou au moins
un acquiescement. Celui qui veut s'opposer au pou voir doit s'appuyer sur
une légitimité qu'il dénie au pouvoir. Un mouvement
révolutionnaire ne peut prendre corps que dans la mesure où
la légitimité dont il se réclame est supérieure,
dans l'esprit des dominés, à celle du pouvoir en place. La
France, durant la Seconde Guerre mondiale, a connu une querelle de légitimité
entre le gouvernement de Vichy et celui de Londres, puis d'Alger. S le
premier était effectivement issu de la légalité, il
est apparu de moins en moins légitime aux Français au fur
et à mesure de l'évolution de la guerre. Réciproquement
celui du général de Gaulle a vu grandir sa légitimité,
non seulement d'ailleurs parce que la force apparaissait progressivement
de son côté, mais aussi parce que la dépendance du
gouvernement de Vichy par rapport aux forces allemandes et le statut de
celles-ci faisaient adhérer dans une proportion de plus en plus
grande la population française à son pouvoir.
Max Weber a particulièrement développé l'analyse des sources de la légitimité. On a vu que, pour lui, le type de domination rationnelle est le seul qui permette à une société du modèle de la société industrielle de se développer. Non que ce type de domination soit absolument nouveau. La référence à une source de domination rationnelle a toujours existé dans beaucoup de sociétés et l'organisation des cités grecques ou celle de la République romaine en seraient de bons exemples. Mais la société industrielle a besoin de ce type à l'exclusion des autres parce qu'elle doit constamment légitimer un modèle de développement qui se veut rationnel. Elle ne fonctionne qu'en fondant sa légitimité dans un modèle de développement rationnel.
Bien qu'il soit toujours détenteur de contrainte, le supérieur n'y recourra que rarement. Dans beaucoup de situations, heureusement, il obtient obéissance à ses ordres par sa seule autorité car il a su légitimer l'exercice de son pouvoir. L'autorité, qui n'est pas seulement une catégorie du pouvoir car elle peut exister hors d'un statut de subordination, connote une relation de confiance. C'est le cas lorsqu'une personne émet un message que l'autre reçoit et auquel elle obtempère sans qu'il y ait subordination de l'une à l'autre. Lorsque c'est le cas, il y a relation d'autorité si celui qui exécute un ordre ou une mission le fait, non parce que l'émetteur dispose d'un pouvoir dans l'organisation, encore que cela puisse être le cas, mais parce qu'il a obtenu la confiance du récepteur. Bien entendu, il est souhaitable que pouvoir et autorité se recouvrent. Mais l'expérience quotidienne prouve que ce n'est pas toujours le cas.
La première est de savoir ce que l'on entend par
résolution des problèmes cruciaux. Le nombre d'experts, très
compétents dans un domaine particulier mais incapables de saisir
les répercussions de leur expertise sur l'ensemble des autres domaines,
est considérable. L'univers de l'entreprise est rempli de projets
mort-nés, ou, pire encore, qui ont mis longtemps à mourir
(cf. infra le cas Secobat). Ces projets avaient été pourtant
mis au point par des experts compétents. S'il s'agit d'introduire
un système d'informatique de gestion dans une entreprise, le spécialiste
de ce système aura un certain pouvoir. Quelle est sa mesure ? Ne
vaudrait-il pas mieux dire que celui qui commande l'expert, tant que la
pertinence de cette expertise est reconnue par l'ensemble de ses pairs,
a du pouvoir ? Celui qui, ayant une situation institutionnelle de pouvoir
et faisant appel à une nouvelle technologie après avoir convaincu
ses pairs de la nécessité de son introduction, fait appel
à un expert en lui faisant sentir sa dépendance, celui-là
renforce considérablement son pouvoir. Il n'en est pas forcément
de même de l'expert proprement dit. L'expertise confère du
pouvoir si elle est liée à une situation stable et reconnue
dans l'organisation. Plus que d'expertise, il convient donc de parler ici
de compétence liée à un statut stable dans l'entreprise.
De même, le chef ne doit pas être le plus compétent
dans tous les domaines. Il doit l'être assez pour comprendre les
langages, les objectifs et les stratégies de ses subordonnés
et coordonner leur action. C'est là que réside sa principale
compétence.
La seconde question posée par l'expertise concerne
l'adhésion du groupe aux conclusions de l'expert. Celui-ci peut
bien proposer de bonnes solutions. Si ceux qui sont chargés de les
mettre en application ne les acceptent pas, elles resteront lettre morte.
On est au coeur du problème de la rationalité webérienne
et du scientisme taylorien. L'idéal de la domination rationnelle
a tendance à s'incarner dans l'expertise, idéal relayé
par le modèle de division du travail proposé par Taylor.
La"science", objet de la vénération de notre société
technique, est légitimée par toute sorte d'institutions,
dont l'école et les spécialistes qu'elle produit
14.
L'homme de science y parait comme celui que l'on ne peut contester. Or
ses échecs sont liés à cette intouchabilité
du savoir"Puisqu'il est le plus compétent, sa décision ne
peut qu'être bonne."Une décision, en effet, n'a pas de sens
seulement en elle-même, mais en liaison au groupe social auquel elle
s'appliquera. Le pouvoir de l'expert est toujours un pouvoir dangereux.
Les groupes dans l'entreprise le sentent bien qui le mettent en échec.
Si elle est évidente, cette source de pouvoir est donc fragile.
La deuxième source concrète du pouvoir
dans les organisations réside dans la maîtrise des relations
avec l'environnement. Parce qu'elle s'insère mieux dans le tissu
des relations habituelles qui font la vie de l'entreprise, cette source
est plus importante et plus stable. Inutile d'insister sur l'importance
des communications, sur le fait que l'information est du pouvoir parce
qu'elle permet de mieux maîtriser les incertitudes devant affecter
l'organisation. Celle-ci en effet reçoit des ressources de son environnement
avec lequel elle échange en permanence. La force de celui qui maîtrise
les relations avec l'environnement et les communique à l'entreprise
vient de ce qu'il détient la connaissance des réseaux à
la fois dans les deux domaines. C'est le fameux "marginal sécant"
partie prenante dans plusieurs systèmes d'action en relation les
uns avec les autres". Il peut, mieux que l'expert qui en est démuni,
utiliser ses connaissances dans les deux milieux pour consolider et agrandir
son pouvoir. Un acteur utilise, dans une organisation, les relations qu'il
a avec une autre organisation à des fins parfaitement stratégiques.
La troisième source de pouvoir est proche de cette dernière. Il s'agit de la communication. Rien n'est sans doute, plus difficile à organiser qu'un bon réseau de communications. Une décision peut échouer non par la qualité de ceux qui l'ont préparée mais parce que leurs informations étaient préalablement insuffisantes ou que la décision a été mal transmise et donc l'exécution inadéquate. Tout individu a besoin d'informations et il dépend pour elles de ceux qui les détiennent. On sait bien que des conseillers informant à sens unique peuvent infléchir ou modifier une politique. Réciproquement, celui qui reçoit ces informations peut, à son tour, peser sur ses correspondants par celles qu'il transmet ou non. La communication d'informations a toujours une grande valeur stratégique. Elle s'effectue donc en fonction des objectifs des individus et de ceux qu'ils prêtent à leurs correspondants.
Dernière source de pouvoir répertoriée
par nos auteurs : l'utilisation des règles organisationnelles. Les
membres d'une organisation sont d'autant plus gagnants dans une relation
de pouvoir qu'ils maîtrisent la connaissance des règles et
savent les utiliser. Les grandes organisations ont familiarisé leurs
membres et leurs utilisateurs à l'idée qu'on ne se débrouille
bien, et donc que l'on ne peut exercer une pression efficace, que dans
la mesure où les règles sont connues. Cela apparaît
assez clair pour qu'il n'y ait pas lieu d'insister. Il vaut quand même
la peine de faire remarquer que la multiplication des règles n'a
donc pas seulement comme résultat de formaliser et de préciser
les règles du jeu faisant exister par là même d'autres
règles informelles où se distribue le pouvoir, mais aussi
de favoriser ceux qui ont le temps ou le goût de les étudier.
Par exemple, les règles d'avancement dans la fonction publique ne
servent pas seulement à lutter contre l'arbitraire en limitant le
pouvoir des supérieurs ; elles servent à ceux qui, dans le
sérail, les ont apprises, vécues et peuvent alors les utiliser
mieux que ceux qui les connaissent moins.
Les quatre sources du pouvoir renvoient toutes à
la maîtrise d'une zone d'incertitude. Cette dernière est une
condition d'existence du pouvoir.
L'analyse stratégique avance ces trois principaux concepts pour rendre compte du fonctionnement réel des organisations. En s'aidant de l'analyse du pouvoir et de celle des zones d'incertitude, en construisant les systèmes et sous-systèmes d'action concrets. tout membre d'une organisation peut en comprendre le fonctionnement et donc agir utilement sur lui. La pertinence de l'analyse stratégique ne se démontre pas en théorie, elle se prouve sur le terrain. Nous pouvons personnellement témoigner de cette utilité, parce que nous l'avons éprouvée dans les entreprises et en ajoutant qu'elle se révèle surtout auprès de ceux qui, à quelque niveau qu'ils appartiennent. possèdent un certain pouvoir. Le lieu le plus pertinent de l'analyse stratégique est celui des acteurs qui peuvent jouer le jeu du pouvoir, de sa conquête et/ou de son élargissement. A leur niveau, les outils de l'analyse stratégique sont un excellent moyen de comprendre leurs comportements et ceux qu'ils voient se dérouler devant eux.
Ces trois concepts nous paraissent fondamentaux pour comprendre le fonctionnement des organisations. Ils sont un point de passage obligé et il faudra toujours y recourir. Il s'agit d'acquis non réversibles. Cependant, ils ne sont pas à mettre au même niveau.
Le concept de pouvoir renvoie à une dimension qui est toujours présente dans tout comportement à l'intérieur d'une organisation. Toute action peut et doit donc se mesurer à l'enjeu de pouvoir qu'elle mobilise ou peut mobiliser chez les acteurs qui y participent, et à leurs ressources. Enjeux et ressources sont les dimensions concrètes permettant d'étudier les jeux de pouvoir . De même. il faudra analyser de près les incertitudes auxquelles sont soumises les organisations. Le concept de système d'action concret se prête. par contre, beaucoup mieux à un repérage préalable. Les jeux structurant les relations s'organisent autour des domaines correspondant à la structuration du groupe : l'affectif, le culturel et enfin celui de l'identité.