Au fondement de la théorie des systèmes, on trouve l'intuition suivante :"il est aussi important d'identifier l'ensemble, la totalité des éléments et les relations entre les éléments que d'analyser indépendamment les attributs de chacun d'eux 3". Cette intuition est féconde au sens où elle permet d'éliminer des approches factuelles, mettant l'accent sur tel aspects du fonctionnement, ou des contraintes, ou des approches s'intéressant plus aux personnes qu'à leurs relations conçues comme système.
Il semble cependant impossible de parler de théories
des systèmes sans évoquer le modèle de l'organisme.
C'est une démarche fréquemment suivie dans les exposés
classiques 4, même
s'il s'y introduit la nuance de systèmes ouverts. Pour reprendre
l'expression d'Heri Mendras :"Les vues organiscistes et fonctionnalistes
demeurent une des tentations contre lesquelles le sociologue moderne doit
toutjours se défendre(3)". On ajouterait volontiers ici qu'il doit
aussi lutter contre celle de l'esprit de système...
Quoi qu'il en soit, tout organisme est généralement
décrit dans un schéma où l'on trouve :
- un apport de ressources, souvent
appelé input;
- un processus de transformation,
throughtput;
- la fourniteur d'un produit, ouput.
L'image du système demeure malheureusement imprégnée
de ce schéma évoquant l'organisme, au sens où ce dernier
possède la qualité de tout indivisible.
De son côté, le système proprement
dit se définit à partir de la notion d'interdépendance,
ce qui est aussi une qualité attribuée à l'oganisme.
Un système, c'est un"ensemble d'éléments interdépendants,
c'est-à-dire liés entre eux par des relations telles que.
si l'une est modifiée. les autres le sont aussi et que. par conséquent,
tout l'ensemble est transformé 5"
Cette définition classique repose sur les deux concepts d'interdépendance
et de totalité, ce qui la rend proche de l'organisme. La différence
entre organisme et système réside dans la finalité
des réactions de l'un et l'autre face au changement. Dans le cas
de l'organisme, toute réaction à une modification est destinée
à rétablir l'équilibre menacé par le changement
: il y a un état idéal vers lequel il faut toujours revenir.
Dans le cas du système, le sens du changement est censé être
ignoré, même si finalement l'idéal implicitement visé
est celui de l'équilibre.
Si l'on peut théoriquement distinguer organisme
et système à partir de leur finalité , les modèles
retenus habituellement pour parler de système réintroduisent
la confusion. Ces trois ou quatre modèles sont le biologique, le
naturel, le mécanique et le mathématique. Le modèle
biologique est celui du corps humain ; celui-ci doit toujours se maintenir
le plus possible en état d'équilibre, de " bonne" santé,
c'est-à-dire où toutes ses parties doivent recevoir ce qui
leur est nécessaire pour fonctionner et faire fonctionner les autres
éléments. Les découvertes récentes les plus
intéressantes sans doute dans le domaine médical concernent
par exemple la production des anticorps, moyens sécrétés
par l'organisme pour protéger certains organes et permettre à
l'ensemble de fonctionner. Et l'on sait que ce n'est même pas forcément
l'organe attaqué qui va produire ces anticorps, mais d'autres organes.
Il y a interdépendance à l'intérieur d'un système
où tous les éléments, même les plus infimes,
concourent de toutes leurs capacités à revenir à un
état de santé. Dans celui-ci, tous les organes accomplissent
leur travail pour eux-mêmes et pour l'ensemble. Le modèle
naturel a été souvent donné par les historiens et
les géographes. Le Roy Ladurie, par exemple, montre, au XVIe
siècle, un système en équilibre. La hausse de la natalité,
et donc du nombre de fils de paysans héritiers de terres, entraînait
un morcellement de celles-ci, du coup un appauvrissement des ressources,
entraînant à son tour un recul démographique
6.On est dans un système humain qui s'autorégule.
Les contraintes de l'environnement sont ici considérées comme
stables, le système est fermé.
Le modèle mécanique classique est celui
de la chaudière, du radiateur et du thermostat. Là, les variations
de température, venues de l'extérieur, agissent sur le thermostat,
qui déclenche la chaudière, augmente la température
de l'eau envoyée dans le radiateur, chauffe la pièce, et
à nouveau le thermostat arrête la chaudière jusqu'à
ce qu'à nouveau la température extérieure agisse sur
le thermostat, etc. On est ici en présence d'une correspondance
rigoureuse entre différents éléments programmés
en fonction d'une seule dimension - la variation de température
- et maintenus en état de parfaite indépendance.
Le modèle mathématique peut être
présenté sous la forme suivante :"Considérons un système
soluble de n équations à n inconnues. Si on modifie la valeur
d'un quelconque des coefficients, la valeur de toutes les inconnues sera,
en règle générale, affectée. Si on élimine
une des inconnues, le système deviendra insoluble. Si on ajoute
une inconnue, le système aura une infinité de solutions
7" Il y a système au sens de l'interdépendance
:toute modification d'un élément entraîne la modification
de tous les autres, le système pouvant aller jusqu'à l'impossibilité
de fonctionner. Mais l'hypothèse du changement possible de tous
les éléments, de la disparition de certains et de la multiplication
d'autres. de leur variation quasi infinie, rend ce modèle différent
de ceux qui l'ont précédé, même s'il leur reste
semblable au sens de l'interdépendance.
Les trois premiers modèles renvoient à un modèle homéostatique où l'équilibre à atteindre est programmé à l'avance (par l'organisme lui-même, par les contraintes de l'environnement, par l'utilisateur), C'est un modèle de survie, donc nécessaire, où le changement intervient de manière automatique, par adaptation soit aux besoins, soit à une contrainte programmée à l'avance. Ce modèle ne peut être conforme à celui des organisations car il détourne de l'intention humaine.
Seul le quatrième modèle, dans la mesure où il allie l'interdépendance à une grande indétermination, peut servir à comprendre l'organisation. Il s'en éloigne cependant au sens où il n'introduit aucunement l'interaction, La différence entre interdépendance et interaction se situe sans doute au niveau du domaine englobé. Il y a interaction entre deux acteurs lorsqu'ils sont ou se sentent liés par des fonctions complémentaires. Il y a interdépendance de ces acteurs à l'intérieur d'un contexte global. Mais, dans l'interaction, un des acteurs peut cesser de se sentir complémentaire de l'autre, tandis que dans l'organisation ils doivent le demeurer. Le service commercial et le service production d'une entreprise sont toujours interdépendants. S'il y a conflit aigu, ils peuvent réduire leurs interactions, voire les faire cesser en faisant transiter leurs relations par la direction générale. Ils restent interdépendants, mais, cessant concrètement de communiquer et de répondre aux attentes les uns des autres, leur interaction se vide.
L'analyse stratégique a pour objet de débusquer les cas où, tout en restant interdépendants, les acteurs ne sont plus en interaction. Elle se différencie de l'analyse système au sens où, dans cette dernière, l'interdépendance est implicitement traitée en termes de nécessité et de besoins aboutissant toujours à une interaction. C'est en ce sens que son usage est dangereux car elle repose sur une hypothèse finalement optimiste. Elle dit que les acteurs doivent nécessairement se rencontrer, qu'ils finiront par le faire et par ajuster cette rencontre, Mais elle ne dit pas que cet ajustement peut être tel qu'il vide de sens la rencontre au point même de faire mourir l'organisation. On ne répétera jamais assez que, lorsque des entreprises disparaissent en raison des contraintes qui pèsent sur elles. ces échéances mortelles ne sont pas des données incontournables : ce sont les membres de l'entreprise qui n'ont pas su s'organiser pour les contourner. Déposer son bilan en invoquant le marché est une tromperie partielle : les membres de l'entreprise n'ont pas pu s'organiser pour survivre. C'est leur organisation qui est coupable. non le marché.
Par système de régulation des relations,
on entend les règles de relations que se donnent les acteurs pour
résoudre les problèmes quotidiens de l'organisation. Par
exemple, si une panne se produit sur une machine, que fait l'ouvrier de
production ? Il avertit son camarade le plus proche, le régleur,
le chef d'équipe, le service entretien, ou le chef d'équipe
de l'entretien, ou tel collègue, Quelle est la marche à suivre
officielle s'il y en a une et laquelle est effectivement suivie De son
côté, que fait l'ouvrier d'entretien ? En particulier, pour
ces enjeux que constituent la durée et la qualité de la réparation,
qui décide, qui contrôle, etc. ? Autre exemple : dans un domaine
différent comme celui de la préparation annuelle du budget
d'une agence commerciale, qui va voir qui et comment ces salariés
organisent-ils les premiers éléments de la préparation.
éléments qui vont donner la forme du reste ? Même s'il
est prévu que les directeurs d'agence doivent présenter à
une date fixée, sous une forme déterminée, un document
au directeur financier, ils ont tout intérêt à savoir
ce qui parait important aux yeux de ce directeur, comment le combiner à
ce qui leur paraît important à eux qui ont forcément
une vision différente des choses, etc. Pour obtenir ce résultat,
ils construiront un système de relations entre eux avec certains
cadres du siège, etc. Ce système leur permet concrètement
d'agir, de résoudre le problème difficile et important de
la présentation des budgets, sur lequel ils ont une opinion fondée
sur leur expérience. Ils ont à avoir des relations et les
organisent d'une manière qui fait système. Cette régulation
des relations n'est pas tirée du paradigme durkheimien des contraintes
normatives ou parsonien des valeurs. Comme le fait judicieusement remarquer
J D. Reynaud, ce type de régulation est plutôt à chercher
du côté contractuel sur"le réalisme de la concession
réciproque, et sur une part de contrainte. Les rapports les plus
courants sont des rapports de méfiance, de tolérance ou de
respect. penchant à des degrés divers vers l'un ou vers l'autre,
mais tenant toujours compte des pouvoirs de l'autre. Le consensus existe
bien : mais il est surtout la conscience que le compromis atteint est à
peu près ce qu'on peut attendre raisonnablement
8".
Le deuxième élément du système
d'action concret est constitué par les. alliances entre acteurs.
On a vu que ceux-ci organisaient leurs rencontres à travers un système
de relations. Or, dans ce système, les perspectives nécessairement
différentes des uns et des autres les amèneront à
s'opposer aux uns et donc à s'allier aux autres. Non seulement on
ira voir telle ou telle personne, mais encore on s'alliera à elle,
c'est-à-dire que, sans prendre d'engagement officiel, tel acteur
pour telle action saura qu'il peut compter sur l'appui de tel autre acteur.
Il ne s'agit pas d'engagements définitifs non plus : il ne saurait
y en avoir dans un domaine aussi fluctuant et aussi compliqué que
celui du fonctionnement d'une organisation. Mais chacun sait bien sur qui
il peut compter lorsque tel type d'action se déroule.
Par exemple, si le membre d'un groupe est menacé
par le membre d'un groupe rival, il sait bien qu'il peut compter sur le
soutien des membres de son groupe. Il sait même généralement
avec beaucoup de précision jusqu'où il peut compter sur cette
alliance, dans quelles conditions il peut la requérir et quelles
limites il ne doit pas franchir.
Autre exemple. Lors d'une de nos enquêtes, nous avons rencontré, dans une entreprise de 3 000 salariés environ, le responsable du service informatique. Il avait été embauché trois ou quatre ans plutôt pour informatiser la paye Ce démarrage de l'informatique est classique et ce petit service dépendait de la direction administrative. Puis le responsable, désireux de développer l'informatique, avait pris contact avec les autres directions de l'entreprise ( production, commerciale, financière, recherche, marketing récemment) et leur avait montré les avantages qu'ils pourraient tirer d'applications informatiques. Puis, à ce stade, il avait laissé venir les demandes, qui n'avaient pas tardé à lui être adressées. Soucieux de répondre à ces demandes mais de ne pas échouer dans leur mise en oeuvre, il s'était tout à fait officieusement créé un réseau de"correspondants"(c'est le nom qu'il leur donnait lui-même) qui, placés à un bon poste d'observation de chaque direction, le renseignaient à chaque action. Les renseignements portaient sur le sérieux et l'intérêt de la demande (faite au niveau des directeurs), sur les chances de sa réalisation, sur les personnes ou les services susceptibles d'être des alliés, des ennemis, ou de demeurer neutres."Ma réussite et celle des applications informatiques dépendent de ce type de stratégies", nous avait il confié. Naturellement, les services ainsi rendus étaient payés de retour, le moindre n'étant pas de mettre les"correspondants "dans le coup de l'informatisation avant tout le monde.
Dernier exemple enfin qui montrera, dans un autre domaine, l'intérêt du système d'alliance. Lorsque, à la Régie Renault, il s'est agi, au début des années soixante-dix, de construire la nouvelle usine de Douai, deux conceptions s'affrontaient : une prônait la chaîne, l'autre les modules. Depuis les débuts de la rationalisation taylorienne, on avait cru que la meilleure manière d'organiser le montage dans une usine automobile était la chaîne. C'est toujours ainsi que l'on avait procédé et le dernier exemple était l'usine de Flins. Le montage était réalisé sur deux chaînes de montage parallèles, longues chacune de 500 mètres. Il fallut de graves conflits sociaux, un absentéisme allant jusqu'à 30 % voire 50 % dans les ateliers, une qualité qui se dégradait de jour en jour pour que ce modèle soit remis en question. Dans le même temps et pour les mêmes raisons, Volvo, dans son usine de Kalmar lançait un modèle de construction en modules qui connut un grand succès de curiosité pour sa nouveauté technico-organisationnelle et parce qu'il accompagnait une réussite commerciale, Naturellement, la matérialisation chaîne ou modules entraînait une conception différente de l'organisation, un système de commandement, de communication, d'attentes et de rétribution assez contradictoire. On sait aujourd'hui que la direction générale se divisa en deux groupes de poids à peu près égal, chacun essayant de gagner à sa cause les membres de l'autre groupe. Le débat dura assez longtemps pour que, sur cette action, se cherchent et se créent de nombreuses alliances. On peut ajouter que, si le choix du module l'emporta, même s'il connut bien des avatars par la suite, celui-ci ne représente pas une solution définitive. Il connut, comme en Suède, beaucoup de difficultés. On en conclura que tout choix organisationnel est contingent, lié à un ensemble de facteurs qui interagissent différemment selon les situations et que les acteurs prennent aussi différemment en compte. Le système des alliances est nécessaire parce que l'entreprise est affrontée à une somme très importante d'incertitudes, que les solutions ne sont jamais évidentes et que les acteurs s'affrontent à leur sujet. Le système d'alliances diffère du système de régulation des relations en ce sens que le premier est généralement provisoire et qu'il porte sur des actions particulières. Le second est plus durable, il organise des relations stables et régulières. En ce sens, la définition que donnent Crozier et Friedberg du système d'action concret porte davantage sur le système de régulation. Ils écrivent en effet qu'un système d'action concret peut être défini comme"un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c'est-à-dire la stabilité de ses jeux et le rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d'autres jeux (1) Ils insistent aussi sur 1a non-gratuité de ces jeux comme de ces alliances : ce sont les contraintes de l'organisation qui constituent le point de passage obligé des relations de pouvoir, donc du système des relations et, plus généralement, des systèmes d'action concrets.