Une règle ou une institution juridique est déclarée archaïque lors qu'elle traduit un stade d'évolution du droit que notre propre société, dans son ensemble, paraît avoir dépassé depuis longtemps. Ce droit représente donc du passé, par rapport à nous, le plus souvent même un passé très lointain, mais peut-être un passé vivant, s'il est à l'heure actuelle le droit effectif de telle ou telle ethnie de la planète.
Grossièrement parlant, il s'agit des phénomènes de droit tels qu'ils peuvent être observés dans les peuples que l'on appelle sauvages ou, suivant une formule plus châtiée , des systèmes juridiques préindustriels dans les sociétés non européennes (étant toutefois convenu qu'en seront exclus certains systèmes préindustriels, mais de haute civilisation tels que le droit musulman, ou le droit chinois de l'époque impériale). On parle encore du droit des sociétés sans écriture (preliterate) , expression qui est trompeuse dans sa transposition au droit, parce qu'elle suggère un droit non écrit, alors qu'un tel type de droit droit coutumier peut se rencontrer aussi, quoique moins fréquemment, dans les sociétés modernes, et qu'à l'inverse une législation lapidaire, tabulaire, donc écrite (on songera à telle disposition du Code de Hammourabi ou des XII Tables) peut être porteuse d'un contenu archaïque. Ou bien encore ce serait le droit des sociétés sans histoire ; mais le droit qui, par quelques uns de ses mécanismes essentiels l'usage, la preuve, l'obligation, la famille est tradition, mémoire, enroulement incessant du présent sur le passé, peut-il jamais être sans histoire ? Il n'est pas rare que, pour départager les compétences entre l'ethnologie et la sociologie, on opère par une espèce de marche à rebours , en recherchant quels caractères prédominent, dans le système juridique examiné, de ceux qu'à partir de quelques expériences typiques on attribue soit aux droits archaïques, soit aux droits modernes. Il faut renoncer à caractériser les droits archaïques comme plus simples, ou comme plus rigides :ils sont souvent d'une déconcertante subtilité, et leurs tendances communautaires ne les empêchent nullement de prévoir le procès , donc la contradiction interindividuelle. Durkheim, quand il décrivait les sociétés primitives comme des milieux homogènes, où l'individualité comptait peu, et leurs droits comme des systèmes inexorables, pensait à la règle de droit et ne voyait pas le procès. Finalement, c'est dans une opposition des structures psychologiques qu'habituellement on cherche à faire la distinction : les droits modernes sont définis par la rationalité, les droits primitifs par la mentalité prélogique , mystique, magique. De cette mentalité, Lucien Lévy-Bruhl (Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, 1910 ; La mentalité primitive, 1922) a laissé une théorie bien connue, qui s'adapte au droit sans grand effort. L'existence d'une mentalité juridique primitive est attestée par de nombreux faits. L'absence du principe d'identité explique, par exemple (le même objet pouvant être à la fois lui-même et un autre), la difficulté qu'éprouve le primitif à comprendre l'aliénation comme une franche rupture des rapports entre l'aliénateur et sa chose. Corrélativement, la loi de participation se traduit par une conception de la propriété où le bien possédé participe de la personnalité de celui qui le possède (d'où vient la coutume répandue d'enterrer ou de brûler avec le mort tout ce qu'il avait, par sa possession, imprégné de sa personnalité). D'une manière plus voyante encore, les schémas de causalité indéterminée, diffuse, anthropomorphique, sont à la racine d'un système de responsabilité où la répression s'exerce indifféremment sur les hommes et les animaux, sur l'auteur de l'acte et ses parents ou voisins, en même temps que d'un système de preuves judiciaires les ordalies dans lequel des phénomènes naturels sont rapportés à l'action d'un juge surnaturel. Néanmoins, contre l'hypothèse d'une irrationalité qui serait congénitale aux sociétés primitives, beaucoup d'ethnologues élèvent aujourd'hui une objection grave, tirée de la présence et du développement des techniques dans ces sociétés. Dès qu'il a un problème technique à résoudre un outillage à fabriquer, un gibier ou un ennemi à surprendre le primitif se retrouve rationnel, met implicitement en oeuvre le principe d'identité et l'analyse causale. Or, le droit est aussi une technique ; par un jeu de commandements, de promesses, d'engagements, il confère aux hommes à certains hommes prise sur l'événement. Il est vraisemblable que l'agencement progressif des instruments juridiques a été conduit, d'expérience en expérience, par un calcul rationnel. De fait, maints phénomènes de droit archaïque, pour peu qu'on les scrute plus attentivement, apparaissent comme ambigus, susceptibles d'une interprétation utilitaire aussi bien que mystique. Tel le formalisme dont les procédures et les conventions sont ponctuées : c'est à la fois l'invocation qui associe les dieux à l'affaire et le mémento qui aidera les témoins à se souvenir.
Dans cette redécouverte de la rationalité des droits primitifs, quelques ethnologues en arrivent presque à gommer la différence d'avec les droits modernes. La mentalité juridique primitive est raisonnable, affirment-ils. Cependant, cette raisonnabilité, ils la saisissent et c'est l'originalité de la thèse plutôt qu'à hauteur de la règle de droit abstraite, dans l'épaisseur du procès et du jugement. Non pas que les acteurs, juges et parties, y fassent profession d'être logiques. Mais, en fait, on les y voit discuter, en gens raisonnables , d'une conduite qu'ils essaient d'apprécier par référence à ce qu'aurait fait un homme raisonnable (c'est-à-dire, concrètement, un époux, un père, un chef, etc.) dans la même situation. Ce qui tendrait, en somme, à la conclusion que tous les systèmes de droit, quelle que soit leur position sur l'axe de l'évolution, sont équidistants d'une même raison, pour ne pas dire d'une même justice. Ces opinions novatrices sont, toutefois, trop en balance encore pour nous autoriser ici à méconnaître la spécificité de l'ethnologie juridique.
Mais aujourd'hui on préfère recourir à la notion de sous-culture pour présenter les phénomènes de mentalité primitive qui peuvent se produire dans une société moderne du moins ceux d'entre eux dont la nature est collective. Une sous-culture suppose une collectivité secondaire ayant en commun des traits culturels qui n'appartiennent pas à la société globale. Cette communauté de traits peut être déterminée par la race ou par le terroir, par la classe sociale ou la classe d'âge (jeunesse ou vieillesse, bien que l'on ne parle guère que de la première). Ce n'est pas, toutefois, assez dire : la sous-culture, comme l'expression le suggère, est un état d'infériorité. La forme la plus simple en est l'infériorité numérique, mais ce peut être aussi bien une infériorité économique ou politique et c'est bien souvent, de surcroît, une infériorité intellectuelle. La découverte des sous-cultures a ouvert de nouveaux champs à l'ethnologie. Peut-être a-t-elle provoqué, plus précisément, l'apparition d'une discipline nouvelle : cette espèce d'ethnologie intérieure (mais plus volontiers on l'appelle ethnologie sociale) semble se séparer de l'ethnologie d'exotisme, qui reste l'ethnologie par excellence. Si une société moderne, telle que la société française de ce temps, renferme des phénomènes qui peuvent être regardés comme ethnologiques , parce que ce sont des phénomènes de sous-culture, n'est-il pas permis de présumer que, parmi eux, un certain nombre ont une face tournée vers le droit ? En fait, une ethnologie juridique hoc sensu, une ethnologie juridique intérieure , s'est constituée au XXe siècle. Ses thèmes lui ont été fournis presque exclusivement par le folklore juridique, c'est-à-dire par les phénomènes de survivance ou de résurgence de droit archaïque en milieu populaire (cf. infra, p. 220). Mais on peut envisager pour elle un domaine plus étendu, et y inclure par exemple ce que l'on a appelé faute de mieux le droit enfantin, les codes dyssociaux des gangs et des bandes, les manifestations morbides de droit, telles qu'on peut en apercevoir à travers les prétentions de plaignants ou de plaideurs, que nous jugeons aberrants ou forcenés, alors qu'ils ne font peut-être qu'exprimer l'atavisme ou l'instinct bref, tous les phénomènes recensés , recensables au titre du pluralisme juridique. Nous devrons nous demander plus tard si ces phénomènes offrent bien tous les caractères des phénomènes juridiques, si la qualification d'infrajuridiques ne leur serait pas plus adéquate (cf. infra, p. 218). Pour l'instant, il suffit d'enregistrer que, se définissant par rapport au droit, ils relèvent utilement, quant à leur description et à leur interprétation, d'une ethnologie juridique.
Ils en relèvent parce que, selon l'analyse classique, ils sont commandés par des motivations irrationnelles , tandis que les systèmes juridiques modernes conformément à ce que l'on pourrait nommer la loi de Max Weber (cf. infra, p. 133) sont entraînés, au contraire, dans un mouvement de rationalisation que les modes de vie urbains et industriels accélèrent. D'où la distance, qui va s'accroissant, entre la culture et les sous-cultures juridiques. L'analyse est juste. Il convient, néanmoins, d'en adoucir le tranchant : rationalité et irrationalité se mélangent toujours, quoique à doses variées, et même dans un système juridique moderne, il ne manque pas d'institutions ou de comportements qui soient irrationnels par quelque côté. A ce propos , on ne prend pas assez garde que les différentes parties du droit moderne sont inégalement fermées à l'irrationalité ou, si l'on préfère, à la primitivité. Il est un secteur qui la repousse :c'est le droit du patrimoine, dominé par le calcul économique.
Mais il en est un autre qui l'attire : c'est très clairement le droit des personnes et de la famille, où les institutions et les comportements doivent s'ajuster à une trame d'événements l'union sexuelle, la filiation, la mort sur laquelle la raison humaine a peu de prise.
Assurément, il est de la nature de l'homme de vivre en société.
Mais qu'il vive dans une société donnée, concrète, et non pas dans une autre, cela ne dépend plus de la nature : c'est affaire de culture. La sociabilité se retrouve partout identique, alors que les sociétés, les cultures qu'enfantent les sociétés, sont essentiellement diverses. M. Claude Lévi-Strauss et son école ont rendu familière aux esprits cette opposition de la nature et de la culture. L'anthropologie, pourrait-on dire, étudie la nature humaine, la sociologie (ainsi que l'ethnologie) les cultures sociales le signe de la nature étant l'universalité, le signe de la culture le particularisme.
La transposition au droit ne va pas sans difficulté. Le droit n'est-il pas une création de la société, donc de la culture ? Mais peut-être faut-il, dans tout système juridique, distinguer de l'apport culturel, qui est considérable, le fond naturel plus restreint, dont le signe est précisément qu'il se retrouve partout identique. De ces quelques normes universelles, donc naturelles, l'exemple le plus éclatant est la prohibition de l'inceste ; et par-delà, sans doute, l'impératif plus général dont elle n'est qu'un aspect : l'impératif de réciprocité qui fonde l'échange, l'échange des femmes, des biens ou des services. (Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1949 ., La pensée sauvage, 1962, p. 162 s. ; et Introduction à l'oeuvre de Marcel Mauss, in Sociologie et anthropologie, 1950, p. IX s.). Il n'est pas sûr, cependant, que tout embarras soit par là levé. Les sociologues lu droit apercevront la crux juris de la théorie en ceci : ou bien l'on s'en tient, pour définir le minimum juridique procédant de la nature humaine, à une idée très générale comme, en effet, le besoin de communication, mais c'est alors un instinct que l'on constate, non pas une norme de droit ; ou bien l'on veut réellement pénétrer dans le juridique, ainsi dans la mise en œuvre de la prohibition de l'inceste, et à ce moment, on découvre une diversité qui ne peut venir que des organismes sociales.
La sociologie juridique se l'interdit encore moins. Ceux qui sont venus vers elle à partir d'une formation de juristes trouvent dans leur expérience une foule de concepts qui provoquent à l'analyse psychologique : le rapport de droit et le droit subjectif le contrat et la faute, le consentement, ses vices et sa cause (ce que les sociologues traduisent par motivation), sans préjudice de tant de relations bipolaires , mari et femme , créancier et débiteur, appelant et intimé, etc. La conséquence est qu'ils sont enclins à manier la sociologie en psychologues. Mais serait-il scientifique de découper le même phénomène de droit entre les deux disciplines : le corpus à la sociologie, l'animus à la psychologie sociale ? Ainsi, la (sociologie juridique peut, en tant que de besoin et sans avertissement, s'annexer très honnêtement des recherches qui, en elles-mêmes constitueraient une psychologie sociale, une socio-psychologie, une psychosociologie du droit.
Exemple vulgaire : les Romains avaient étiqueté les Carthaginois comme cocontractants déloyaux (fides punica) ; " un Manceau vaut un Normand et demi" (en chicane), assurait un proverbe de l'Ancien Droit ; ''Pas étonnant, écrivait-on dans les journaux français vers 1923, que les Allemands n'exécutent pas Ie traité de Versailles, ils ont une conception essentiellement fluide de toute convention )). Ces aphorismes sont le plus souvent marqués de xénophobie, partant d'ethnocentrisme. Aussi leur étude systématique permettrait-elle de découvrir par contraste quelles valeurs juridiques sont considérées comme fondamentales par le peuple où ils ont cours. Exemple littéraire : Mme de Staël (De l'Allemagne) attribuait aux Allemands la bonne humeur dans le divorce, et dans la promesse la fidélité exempte de dol. Chez les écrivains, la psychologie comparative peut être mouillée de xénophilie. (Cf. L'honneur castillan.)
Sous sa forme scientifique, c'est seulement au début du siècle que la psychologie juridique des peuples est apparue, avec l'ouvrage fondamental de Wilhelm Wundt (Völkerpsychologie, publiée à partir de 1900, et dont le t. 9 [1918] est consacré au droit) : elle est tenue aujourd'hui pour un complément important du droit comparé. N'arrive-t-il pas, en effet, que des lois différentes d'un pays à l'autre soient ramenées à l'unité par l'identité des sensibilités juridiques ? et à l'inverse, qu'une institution nationale, transplantée sous un autre climat, y soit métamorphosée par les réactions psychologiques qu'elle v détermine ?
La référence, même tacite, au système juridique fait pénétrer la société dans les consciences. Argumentons sur l'acte juridique le plus solitaire, le testament ; supposons-le, qui plus est, olographe, sans la présence d'un notaire qui rendrait visible l'organisation sociale. La conscience du testateur ne pourra être exactement analysée que par rapport à l'institution successorale donc au droit et à la société. Pour ramener le testament à un fait de psychologie pure, il faudrait le traiter comme une écriture sans signification ; s'il a un sens, c'est comme un fait de psychologie socialisée, disons : de psychologie sociale (même s'il en résulte une extension du concept).
2° Si des phénomènes psychologiques sont juridiques seulement parce qu'ils ont un effet de droit telle la faute, qui engendre la responsabilité on pourrait estimer que la psychologie individuelle suffit à leur analyse, le droit et la société ne venant les appréhender qu'après coup et comme du dehors. Toutefois, ce serait méconnaître que l'anticipation de l'effet de droit a pu déjà agir sur la conscience de l'individu et y projeter l'image de la société. C'est, pour reprendre l'exemple de la responsabilité, la signification même de la faute intentionnelle. Mais l'anticipation, quoique plus diffuse, opère aussi dans la faute de négligence ou d'imprudence : l'attention humaine se renforce dans un contexte juridique, elle s'affaiblirait dans un désert de droit.
3° Nous disons qu'un phénomène psychologique est juridique par lui-même quand il est, dans la conscience de l'individu, le reflet même du droit, un épiphénomène individuel des institutions, des règles, des jugements. Parmi les phénomènes de cet ordre, il en est qui sont à prédominance intellectuelle, telle la connaissance (ou l'ignorance) de la loi (objet, à notre époque, d'études empiriques nombreuses ; cf. infra, p. 164), telle, plus en profondeur, la réception de la loi parles sujets.
D'autres sont à prédominance affective, telle la conscience juridique qui est une sorte d'intuition du droit, sinon du juste (cf. infra, p. 147).Quelques-uns, enfin, semblent de nature hybride, telle l'opinio juris ou opinio necessitatis, qui est un élément de la coutume selon une doctrine classique, ou l'opinion législative que tentent de recueillir de nos jours les sondages d'opinion (cf. infra, p. 415). Ce qui est important, en tout cas, c'est que, bien plus immédiatement encore que dans les deux catégories précédentes, dans cette catégorie de phénomènes psychologiques la société est présente. L'intériorisation du droit par l'individu est un moment essentiel dans la socialisation de celui-ci. Une psychologie purement individuelle ne saurait en rendre raison.
Ces recherches, il faut le souligner, sont orientées vers la psychologie sociale et par là, vers la sociologie, bien plus que ne le laisserait supposer la singularité du divan psychanalytique :c'est que la société, avec ses contraintes, trouve place dans le Sur-moi de l'analyse freudienne, encore que les contraintes proprement juridiques n'y soient peut-être pas clairement isolées des autres. Joint à cela que sans doute, un jour, on ne tiendra pas pour impossible de psychanalyser un système juridique dans son ensemble, s'il est exact que les phénomènes de psychologie collective soient justiciables de la méthode. Ex., s. Friedländer, L'antisémitisme nazi, histoire d'une psychose collective, 1971.
1° les formes morbides de certains phénomènes juridiques ; ainsi, ces variétés de psychoses, classiques en médecine légale, que sont la quérulence, la processivité, la folie testamentaire ;
2° l'effet névrotique du droit. On songe avant tout à un droit répressif, mais il n'est pas certain qu'un droit permissif ne puisse, quoique d'une autre manière, engendrer pareillement des névroses (les névroses du désordre) ;
3° les phénomènes juridiques, disons plus justement infrajuridiques (cf. infra, p. 218), qui se déroulent dans le milieu asilaire, considéré comme une société en réduction, mais une société dont l'ordre, par définition, n'est pas comparable en rationalité à celui de la société globale.