Sociologie juridique 1
Rapports de la sociologie juridique avec d'autres sciences
sociales
1 / Les sociologies particulières sociologie religieuse
2 / Sociologie politique
3 / L'économie politique
4 / La démographie
5 / La linguistique
1 / Les sociologies particulières
sociologie religieuse
La sociologie juridique qui a des rapports évidents
avec la sociologie générale pourrait aussi bien en avoir
avec les sociologies particulières dans lesquelles celle-ci s'est
ramifiée (ex. avec la sociologie de l'information ou la sociologie
de l'art il y a du droit partout). Cependant, avec deux sociologies particulières,
la sociologie religieuse et la sociologie politique, les liens de la sociologie
juridique méritent d'être approfondis davantage. S'il est
naturel de rapprocher la sociologie religieuse de la sociologie juridique,
c'est que la religion est, comme le droit, un système normatif et
qui plus est, un système normatif pourvu de la même plasticité,
de la même aptitude à prendre en charge n'importe quel autre
commandement social (ce que, s'agissant du droit, les juristes nomment
parfois la neutralité de la règle juridique ; cf. R. Pinto
et M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, I, 1964, no 69).
Il ne faut pas, en effet, raisonnant sur les exemples modernes, confiner
la religion dans le spirituel, spécialiser la norme religieuse dans
les impératifs de conscience. Si l'on raisonne sur la longue série
sociologique, la religion offre une capacité d'absorption presque
indéfinie : il est en son pouvoir de sacraliser une quelconque espèce
de règles, de transformer des mœurs en rites ou des stéréotypes
gestuels en gestes hiératiques. Cette analogie de la religion au
droit explique assez qu'entre les deux les frontières soient quelquefois
indécises :il v a des religions légalistes, et il existe
des droits religieux.
2 / Sociologie politique
C'est déjà une difficulté que de
distinguer du droit la politique (au sens noble, s'entend). On ne peut
s'aider d'une distinction des organes : ainsi, les mêmes parlementaires
qui votent les lois fixent la politique du pays, le même juge qui
dit le droit peut, modulant les condamnations sur l'effet d'intimidation
qu'il recherche, pratiquer à sa façon une politique criminelle.
Parmi les auteurs qui mettent les deux notions en parallèle, les
uns placeront le droit au-dessus, les autres au-dessous de la politique
. sans doute ceux-ci pensent-ils au droit positif, ceux-là au droit
naturel. Ailleurs, l'analyse est différente : la politique et le
droit sont deux modes d'action du pouvoir ; mais, tandis que dans le droit,
le pouvoir s'exprime par des règles continues qu'il donne aux individus
et dont il leur impose le respect au moyen de décisions discontinues,
dans la politique il s'exprime par des décisions discontinues qu'il
prend en vertu d'un plan continu, qu'il ne s'est donné qu'à
lui-même Une image trop banale peut-elle servir à illustrer
l'opposition ? Le droit, c'est la construction du navire, son gréement,
sa flottaison, mais ce n'est pas la direction, le cap. La difficulté
inhérente à la distinction du droit et de la politique se
retrouve inévitablement quand il y a lieu de distinguer les deux
sociologies qui respectivement les concernent En fait, une sociologie du
droit constitutionnel peut ressembler beaucoup à une sociologie
politique. Il n'est pas impossible, néanmoins, de tailler à
celle-ci un domaine qui lui soit propre, pourvu que l'on prenne soin de
se tenir en dehors des structures juridiques. Ainsi, les élections
objet d'une sociologie électorale, déjà quasiment
autonome à son tour , les groupes de pression, les partis, la bureaucratie,
les révolutions, l'opinion sont autant de thèmes de sociologie
politique. Mais, notre but n'est pas, en confrontant les deux sociologies,
de procéder à un règlement de compétences.
De ce voisinage qui lui révèle la politique, la sociologie
juridique a des enseignements deux enseignements à tirer pour elle-même.
Le premier enseignement est l'importance du fait politique.
Les doctrines politiques, il y a longtemps que les sociologues
du droit en font leur affaire : leur sociologie théorique n'a été
bien souvent qu'une philosophie de l'Etat, une méditation doctrinale
sur les lois et les libertés. Dans l'ordre des faits, c'est autre
chose : les phénomènes juridiques sont mis en relation avec
les moeurs ou avec l'économie, rarement avec les variables politiques,
bien que le droit, peut-on supposer, soit plus directement sensible à
celles-ci, surtout dans des sociétés telles que la nôtre,
à la fois légalistes et politisées. On imaginerait,
par exemple, qu'il pût y avoir des corrélations (même
après élimination des interférences économiques)
entre la fréquence des expulsions de locataires et l'alternance
des partis au pouvoir, entre le taux de l'union libre et la cartographie
électorale. Plus généralement, il faudrait s'habituer
à chercher l'explication sociologique d'une institution juridique,
non plus uniquement dans la sociologie de ceux pour qui elle est faite,
mais aussi dans la sociologie de ceux qui la font, c'est-à-dire
des forces politiques qui font le droit. Ainsi comme la France en 1884
et l'Italie en 1970 en ont été témoins ce qui détermine
une législation établissant le divorce, c'est, autant que
les besoins psychosociologiques des époux désunis, l'attitude
politique d'une masse qui ne divorcera pas. Le second enseignement est
l'importance de la volonté politique. La sociologie politique pratique
une sorte de désintéressement qui lui fait admettre que les
phénomènes qu'elle étudie puissent échapper
au déterminisme sociologique, donc à sa propre investigation,
pour ne relever que de la singularité historique. C'est que la politique
d'un pays, y compris sa politique législative, n'est pas toujours
la résultante impersonnelle de forces collectives : ce peut être
la décision signée d'un individu. Dans la mesure où
la sociologie juridique est tributaire de l'analyse politique, elle l'est
ainsi, au second degré, de l'analyse historique et des causalités
singulières que celle-ci peut découvrir. De fait, on connaît
plus d'un phénomène juridique imputable à la volonté
politique d'un homme : en France, la codification en 1804, la loi sur les
associations en 1901 ; en Allemagne, les lois de Nuremberg. La sociologie
s'efforce de récupérer ces hommes en soutenant qu'ils n'ont
fait qu'exprimer la société de leur temps, mais elle n'y
réussit pas toujours d'une manière convaincante.
3 / L'économie politique
Quoique l'expression ait été détrônée
par celle de sciences économiques, nous continuons à l'employer,
parce qu'elle présente l'avantage de marquer un contact avec le
politique. On oppose parfois économie et sociologie en disant que
l'une a son domaine régi par le calcul rationnel, l'autre par une
sorte d'irrationalité. Ce sont, en tout cas, semblablement des sciences
sociales, qui peuvent se prêter appui dans leurs recherches. L'intervention
du droit, le passage de la sociologie générale à la
sociologie juridique, ne fait qu'élargir le champ de l'interdisciplinarité.
Il existe une dimension économique des phénomènes
juridiques. Le coût de la réalisation du droit le coût
du procès crée des seuils de juridicité, en deçà
desquels une foule de prétentions demeurent à l'état
de non-droit. Réciproquement, le droit (interventionniste) s'introduit
parmi les composantes du jeu économique. Une législation
de protection des consommateurs, transférant certains risques de
l'acheteur au vendeur, s'incorpore au prix de vente et le gonfle. Une restriction
au droit de licenciement peut agir comme un frein sur les offres d'emploi.
Les péripéties judiciaires d'une affaire de brevet se refléteront
en bourse sur la cote des entreprises litigantes. Dans toutes ces hypothèses,
c'est à la sociologie du droit que doivent s'adresser les économistes
, pour se fournir en données juridiques, non au droit dogmatique,
car ce qui les intéresse dans leur réalisme, c'est l'effectivité,
non l'apparence formelle des règles et des institutions.
4 / La démographie
Les rapports que la sociologie du droit patrimonial sous
différentes faces : droit des contrats civils et commerciaux, droit
des entreprises, etc. entretient avec l'économie politique , la
sociologie du droit des personnes et de la famille les entretient avec
la démographie. Il peut, d'ailleurs, advenir que l'interdisciplinarité
soit triangulaire : un phénomène tel que la conservation
ou la redistribution de la propriété par le jeu des successions
et des régimes matrimoniaux peut ressortir , selon les angles de
vue, à la sociologie juridique, à l'économie politique
ou à la démographie (c'est un phénomène social
total).Si les sociologues du droit recherchent la coopération de
la démographie, c'est qu'ils peuvent en attendre une information
chiffrée et globale sur une partie importante de leur propre objet.
Ce qui pourra avoir la conséquence heureuse de corriger l'inclination
qu'ils ont et qui leu. vient des praticiens du droit, aussi bien que des
moralistes ou des psychologues à faire du cas par cas et à
le faire par appréciation qualitative. Au lieu de continuer à
dire de chic que l'on divorce beaucoup et de plus en plus, on dressera
et l'on comparera des indices de divortialité. Les nombres, les
grands nombres peuvent procurer à la sociologie juridique un remède
ingrat, du reste contre le danger d'impressionnisme dont elle est constamment
menacée. Réciproquement, la démographie pourrait d'autant
moins se passer du droit que plusieurs des phénomènes qu'elle
étudie (parmi les plus considérables), la nuptialité,
la divortialité, l'illégitimité, tirent leur existence
d'une définition juridique et d'autant moins se passer de la sociologie
du droit que celle-ci est en possession de découvrir quelques-uns
des facteurs qui, par le droit, influent sur ces phénomènes.
5 / La linguistique
Il existe des ressemblances frappantes entre le droit
et le langage tous deux moyens de communication, produits d'une coutume
(tantôt populaire, tantôt savante), recèlent en eux
une force contraignante (la grammaire a ses règles et ses exceptions,
ses fautes et même ses sanctions). Phénomènes sociaux
l'un et l'autre, ils sont pareillement des phénomènes normatifs.
Si le langage et le droit se rejoignent en ce qu'ils séparent radicalement
l'homme des - animaux, ce n'est pas pure coïncidence. Le langage,
en tant que symbole arbitraire capable de décrire ce qui n'est pas
présent, était indispensable au décollage du droit.
Il a permis de substituer à des coercitions actuelles, ponctuelles
(coups de pied et coups de gueule), un commandement abstrait, valable pour
une infinité de cas, donc d'édicter une règle. Il
a permis de transmettre la règle d'une génération
à l'autre, donc de fonder une tradition, une coutume. Il a permis
de projeter l'action au-delà de l'instant, donc d'émettre
une promesse, de donner sa parole. L'essor contemporain de la linguistique
, plus exactement de la sociolinguistique (cf. D. Cohen, AS, 1974, 553
s.), n'a pas été sans conséquence pour la sociologie
juridique. Des contacts se sont noués, sur des terrains d'ailleurs
très disparates. Sous sa forme la plus simple, l'influence de la
linguistique se fait sentir dans des études de communicabilité
du langage juridique, l'objectif pratique étant d'assurer une meilleure
compréhension des lois et des jugements par
leurs usagers. Plus sophistiquée, elle se retrouve dans l'application
de l'analyse structurale aux lois et aux jugements, l'objectif étant
cette fois de les accoucher d'une vérité sociale mal dissimulée
par le discours. Enfin, il y a de grandes hypothèses théoriques
sur les corrélations entre langage et droit : les uns soutiennent
que la structure des idiomes réagit sur l'esprit des lois (ex. la
langue chinoise, où la fonction d'évocation, de suggestion
est au premier plan, aurait été cause que le droit traditionnel
de la Chine répugnait aux contours précis ; les anglicismes
de langage ont entraîné, au Québec, des anglicismes
de droit) ; les autres, à l'opposé, observent que les statuts
juridiques se diffusent dans le langage (ex. la prédominance du
masculin dans les accords reflète quelque chose de la condition
de la femme).
Notes
-
1-.Extrait de Jean Carbonnier,
Sociologie juridique, Thémis-PUF, 1978