Sociologie juridique 1
Rapports de la sociologie juridique avec d 'autres disciplines
collatérales au droit
1 / Nature de ces disciplines
2 / Rapports de la sociologie juridique avec la philosophie
du droit
3 / Rapports de la sociologie juridique avec l'histoire du
droit et le droit compare
1 / Nature de ces disciplines
Parce qu'elles étaient enseignées dans
les facultés de droit, mais n'y tenaient qu'une place secondaire
en comparaison du droit dogmatique, ces disciplines ont d'abord été
qualifiées de disciplines auxiliaires, voire ancillaires. Ce sont,
pourtant, des termes qu'il vaut mieux bannir, car ils risqueraient de faire
oublier que les sciences dont il s'agit trouvent en elles-mêmes leur
première raison d'être. Quoiqu'elles travaillent sur le même
matériau que le droit dogmatique, elles v apportent une autre intention
et d'autres modes d'opérer. La sociologie juridique est, d'ailleurs,
dans une situation comparable. Parmi les disciplines dont on peut ainsi
songer à la rapprocher, il en est qui ont un caractère de
généralité en ce qu'elles sont collatérales
à toutes les branches du droit indifféremment plus exactement
: collatérales au droit indépendamment de ses branches. C'est
le cas de la philosophie du droit, de l'histoire du droit et de droit comparé,
qui feront l'objet de la présente section. D'autres disciplines,
au contraire, ne sont collatérales qu'à certaines branches
du droit en particulier. Tel est le cas de la science politique et de la
science administrative, respectivement adossées au droit constitutionnel
et au droit administratif, et que nous retrouverons à travers la
sociologie politique. Tel est encore le cas du groupe des sciences criminelles,
dont nous extrairons plus tard la sociologie du droit pénal.
2 / Rapports de la sociologie juridique
avec la philosophie du droit
Dans l'enseignement comme dans la recherche, la sociologie
s'est constituée en général par une différenciation
à l'intérieur de la philosophie. Elle avait commencé
par n'en former qu'un chapitre particulier ; puis, son développement
même fit apparaître la nécessité d'une spécialisation.
A peu près simultanément, la psychologie et la logique s'émancipèrent,
si bien qu'il ne resta en propre à la philosophie pure que la morale
(encore n'est-ce pas indiscutable) et surtout la métaphysique. On
constate un processus analogue dans les disciplines philosophiques du droit.
La philosophie du droit avait d'abord tout embrassé ; elle a laissé
ensuite se détacher d'elle la sociologie, la psychologie, la logique
juridiques , elle conserve ce qui pourrait être la transposition
de la morale et surtout de la métaphysique au droit, c'est-à-dire
les spéculations sur les droits et les devoirs individuels, l'essence
de la justice, le droit naturel. Ainsi, la sociologie juridique, après
n'avoir été qu'une partie de la philosophie du droit, a conquis
son autonomie. L'union avait été possible tant que les sociologues
s'étaient contentés d'une démarche intellectuelle
qui n'était pas foncièrement différente de celle des
philosophes, raisonnant et méditant sur les hommes en société
à partir d'une expérience personnelle de l'homme. La scission
était devenue inévitable lorsque la sociologie se fut donné
des méthodes nouvelles, telles que l'observation de masse ou l'expérimentation,
les méthodes de la sociologie dite empirique. Toutefois, l'indépendance
réciproque dans laquelle vivent désormais les deux disciplines
n'exclut pas des relations entre elles. La philosophie du droit reste attentive
aux activités de la sociologie juridique. D'une attention parfois
inquiète : l'agnosticisme pourtant purement méthodologique
que la sociologie professe à l'égard de tout système
de valeurs ne risque-t-il pas d'ébranler le nécessaire crédit
des règles de droit auprès de leurs sujets ? Chez certains
philosophes du droit, la sociologie juridique est considérée
moins comme une science distincte que comme une doctrine parmi d'autres,
doctrine philosophique elle-même, se caractérisant en ce qu'elle
loge dans les profondeurs de la vie sociale la source unique du droit.
C'est le sociologisme. Avec le sociologisme, les défenseurs du droit
naturel se reconnaissent un intérêt commun : l'antipositivisme,
la négation que l'infinie richesse du droit puisse se laisser enfermer
dans la loi d'origine étatique. Mais, passé ce seuil négatif,
les divergences reparaissent ; et tandis que le sociologisme affecte de
faire comme s'il n'existait pas de valeur transcendante aux faits (immanente,
ce serait peut-être autre chose), le droit naturel proclame cette
transcendance. Ce qui a pu contribuer à faire prendre la sociologie
juridique pour une philosophie, c'est que, parmi les sociologues du droit,
même de nos jours, un courant important persiste dont l'orientation
est théorique plus qu'empirique. Il trouve ses thèmes dans
ce que le droit a de plus général : les sources, de préférence
aux institutions concrètes, et ses instruments de travail dans les
bibliothèques, voire dans la minerve individuelle, plutôt
que sur le terrain. Des auteurs tels que Max Weber, Geiger, Gurvitch
illustrent bien cette sociologie théorique du droit, qui est une
sorte de philosophie de la sociologie juridique.
3 / Rapports de la sociologie juridique
avec l'histoire du droit et le droit compare
Ce caractère d'extériorité qui vient
d'être utilisé pour séparer du droit dogmatique la
sociologie juridique semblait se rencontrer déjà dans deux
disciplines "auxiliaires" pratiquées de bien plus longue date par
les facultés de droit : l'histoire du droit (en y incluant le droit
romain) et le droit comparé. Les historiens du droit, comme les
comparatistes, étudient des systèmes juridiques auxquels
ils ne participent pas. Que ces systèmes se situent dans le passé
ou à l'étranger est une circonstance accessoire. Si la sociologie
juridique, dans chaque pays, travaille fréquemment sur le droit
national en vigueur, elle n'en fait pas son objet exclusif. Elle prolonge
son investigation dans les droits du passé et de l'étranger,
afin d'en composer une série aussi étendue que possible.
C'est dans cette démarche qu'elle recoupe l'histoire du droit et
le droit comparé. A telles enseignes qu'Henri Lévy-Bruhl
(Aspects sociologiques du droit, 1955, 33 s.) a proposé de regrouper
les trois disciplines en une science unique qui, s'opposant sous le nom
de juristique à la science traditionnelle, purement dogmatique du
droit, se définirait comme l'application de la méthode comparative
aux phénomènes juridiques. L'union proposée ne saurait,
pourtant, être admise sans réserve. C'est que, tels que l'histoire
du droit et le droit comparé sont ordinairement compris, des préoccupations
de droit dogmatique s'y mêlent, et très légitimement.
Ainsi, il est peu contestable que notre enseignement du droit romain ne
tend pas simplement à une connaissance sociologique des phénomènes
juridiques qui se produisaient dans la société romaine. Le
droit romain est, pour les Français (généralement
pour tous les Occidentaux), un système juridique privilégié,
parce qu'il est la clef d'une partie du droit positif. S'il existe une
sociologie du droit romain, il en existe aussi une dogmatique, et même
c'est celle-ci qui a été longtemps prépondérante
: les sources romaines étaient scrutées en vue d'une meilleure
interprétation du droit positif. Semblablement, il faut bien constater
le poids des considérations dogmatiques dans les études de
droit comparé. Le droit comparé est né au siècle
dernier sous le signe de la législation comparée, et l'expression
était doublement révélatrice : il s'agissait de mettre
des textes en parallèle à des fins de perfectionnement législatif.
Sans doute, à notre époque, les comparatistes sont d'accord
pour admettre que la confrontation doit être poussée plus
avant, qu'elle ne doit pas se porter seulement sur la loi, mais sur la
jurisprudence, sur la pratique extrajudiciaire, voire par impression sommaire
de juristes sur le degré d'application de la loi, ce qui est déjà
du réalisme, pas tout à fait encore de la sociologie. Ils
n'en continuent pas moins à se fixer pour tâche principale
la quête des modèles les meilleurs en vue d'une réforme
(légale, jurisprudentielle ou praticienne) des droits nationaux
nullement la découverte de corrélations entre les phénomènes
juridiques en vue de l'établissement de lois scientifiques. C'est
pourquoi ils s'attachent de préférence à comparer
des droits de même famille, suffisamment voisins pour qu'entre eux
une imitation puisse être utilement envisagée. Au lieu que,
pour le sociologue, cette vue est secondaire, et devrait même plutôt
être inversée : un droit violemment exotique ou très
primitif sera plus facilement révélateur de causalités.
Il ne s'ensuit pas que, de la sociologie juridique à l'une O11 à
l'autre des deux disciplines auxiliaires classiques, la distance soit infranchissable.
On aperçoit des zones de transition : une histoire sociologique
du droit, un droit comparé sociologique. Au lieu d'étudier
les formes dogmatiques du passé ou de l'étranger, il s'agit
d'atteindre la réalité sociale sous-jacente. Ce sont là,
au fond, deux marches avancées de la sociologie juridique. Les méthodes
y sont sociologiques, et contrastent avec celles dont se servent l'histoire
du droit et le droit comparé. Le sociologue historien espère
peu de l'analyse d'un texte général, abstrait, tel qu'une
loi ou un formulaire ; il compte davantage sur un document concret de la
pratique, même isolé, ou sur un témoignage purement
littéraire, mais vivant. Est-il romaniste, en chasse d'interpolations
? Il n'a pas l'obsession de la pureté originelle : ce sont les stratifications
successives qui parlent à son imagination, qui lui parlent d'évolution,
peut-être de progrès. Le sociologue comparatiste, de son côté,
dédaigne la collatio legum; il possède ses instruments à
lui : la statistique comparée, l'enquête comparative. L'utilisation,
toutefois, en est encore tâtonnante.
Notes
-
1-.Extrait de Jean Carbonnier,
Sociologie juridique, Thémis-PUF, 1978