Sociologie juridique 1
La sociologie juridique entre la sociologie et le droit
1 / Définition
2 / Conception étroite et conception large de la sociologie
juridique
3 / Rapports de la sociologie juridique avec la sociologie
générale
4 / Différence entre la sociologie et le droit dogmatique
1 / Définition
On prête quelquefois au concept de sociologie juridique
une signification plus large qu'à celui de sociologie du droit.
La sociologie du droit se limiterait à ce qui constitue le droit
lui-même, les règles et les institutions, tandis que la sociologie
juridique engloberait tous les phénomènes plus ou moins teintés
de droit, tous les phénomènes dont le droit peut être
cause, effet ou occasion, y compris des phénomènes de violation,
d'ineffectivité, de déviance. Quant à nous, il nous
paraît scientifiquement utile de retenir le champ d'étude
le plus étendu, car il n'est pas de reflets, même lointains,
même déformants, du droit qui ne puissent contribuer à
sa connaissance. Mais à ce champ d'étude nous appliquerons,
par convention faite une fois pour toutes, l'une ou l'autre des deux expressions
indifféremment : sociologie du droit ou sociologie juridique. La
sociologie du droit ou sociologie juridique peut être définie
comme une branche de la sociologie en général disons par
une nouvelle convention : de la sociologie générale. Elle
est une branche de la sociologie générale au même titre
que, par exemple, la sociologie religieuse ou la sociologie économique,
la sociologie de la connaissance ou la sociologie de l'éducation.
Elle est cette branche de la sociologie générale qui a pour
objet une variété de phénomènes sociaux : les
phénomènes juridiques ou phénomènes de droit.
Le mot phénomène est capital : il mention marque d'emblée
l'intention de s'en tenir aux apparences, de renoncer à atteindre
les essences. Mais c'est de phénomènes juridiques
qu'il s'agit. Le droit n'existant que par la société, on
peut admettre que tous les phénomènes juridiques sont, d'une
certaine manière au moins, des phénomènes sociaux.
Mais l'inverse n'est pas vrai : tous les phénomènes sociaux
ne sont pas des phénomènes juridiques. Il existe un social
non juridique, formé par ce que l'on nomme les phénomènes
de mœurs. Le dîneur qui, au restaurant, ayant commencé par
le potage, va finir par le dessert, et qui ne manquera pas ensuite de demander
l'addition, donne successivement le spectacle d'un phénomène
de moeurs (le salé avant le sucré, il a obéi à
une ordonnance non écrite des sociétés occidentales),
puis d'un phénomène de droit (il s'est senti obligé
par le contrat). Il s'en faut, cependant, de beaucoup que la distinction
entre les deux sortes de phénomènes, donc entre les deux
sociologies, soit toujours aussi claire : nous constaterons plus tard (cf.
infra, p. 186) combien le critère de la juridicité
est fuyant.
2 / Conception étroite et conception large
de la sociologie juridique
Parmi les phénomènes sociaux, il en est
dont le caractère juridique est éclatant : ainsi, dans les
sociétés modernes, la loi, le jugement, la décision
administrative. Ce sont ces phénomènes que nous qualifierons
plus tard de phénomènes juridiques primaires : ils sont juridiques
à l'évidence parce qu'ils créent du droit ou, mieux,
parce qu'ils s'identifient au droit. Nous avons vu que, dans une conception
étroite, la sociologie juridique devrait se limiter à ce
domaine incontestable. Et cette conception n'est pas restée sans
influence sur l'orientation des recherches, car les thèmes les plus
explorés par la sociologie juridique ont été, pendant
longtemps, en rapport avec le droit lui-même dans ce qu'il avait
de plus général le droit envisagé à la hauteur
de ce que les juristes appellent la théorie générale
du droit ou la théorie des sources. Ainsi s'explique une relative
abondance de travaux sur les fonctions de la loi, son prestige, la diffusion
de sa connaissance, sur l'image des juges dans le grand public, leur origine
sociale, les lenteurs de la justice, etc. Dans la préférence
que continuent à marquer quelques auteurs pour l'expression sociologie
du droit, il peut entrer de cette intention restrictive. Mais il y a place,
tout à l'opposé, pour une conception large qui étendra
la sociologie juridique à tous les phénomènes sociaux
dans lesquels un élément de droit est compris, même
si cet élément s'y trouve en mélange et non pas à
l'état pur. Ainsi conçue, la sociologie juridique ne borne
plus ses investigations aux phénomènes primaires, elle englobe
des phénomènes secondaires, dérivés, tels que
famille, propriété, contrat, responsabilité, etc.
Qu'il y ait, dans ces phénomènes, des apports de la société
qui ne passent pas par le droit, n'est pas un motif suffisant pour déclarer
la sociologie juridique incompétente à leur égard,
et compétente au contraire la sociologie générale
ou telle autre branche détachée de celle-ci. Il est plus
rationnel de déduire de cette pluralité d'aspects des compétences
concurrentes. Ne disons même pas que, dans le polyèdre, la
sociologie juridique découpera pour elle seule la face qui l'intéresse
et abandonnera les autres faces (moeurs, éthique, économie,
langage, etc.) à la sociologie générale. Un tel dépeçage
du phénomène social serait artificiel. Les deux sociologies,
la générale et la particulière, ont une égale
vocation à saisir le phénomène tout entier. Chacune
pourra, du reste, le saisir dans un ordre qui lui est propre : ayant affaire
au mariage, par exemple, la sociologie générale y apercevra
d'abord des relations de moeurs, des facteurs démographiques, économiques,
etc., et elle n'en rencontrera les règles juridiques qu'à
la périphérie, comme une cause éventuelle de tension,
tandis que la sociologie juridique partira de ces règles et ne cherchera
qu'ensuite comment elles sont alimentées ou au contraire vidées
de leur substance par les moeurs, l'économie, etc. La diversité
même des démarches devrait permettre une meilleure compréhension
du phénomène.
3 / Rapports de la sociologie juridique avec la sociologie
générale
Il faut d'abord que la sociologie juridique fasse reconnaître
son indépendance, ce qui ne va pas de soi. Du temps et des oeuvres
sont ordinairement nécessaires pour qu'une discipline scientifique,
ayant commencé à se détacher d'une autre, conquière
sa pleine autonomie. Et un obstacle particulier s'élève ici
: c'est que le droit peut aisément se fondre dans des catégories
plus vastes, qui semblent appartenir à la sociologie générale
en exclusivité. Au début du siècle, dans la sociologie
américaine, c'était la notion de contrôle social (cf.
infra, p. 137), dont on considérait que le droit faisait
partie. A l'heure actuelle, la présentation tripartite que certains
sociologues donnent de leur science sociologie des professions, des décisions,
des organisations est propre à noyer la sociologie juridique. Avocats
et magistrats sont absorbés dans la sociologie des professions,
législation et justice dans la sociologie des décisions,
et tout le reste, enfin, tout l'essentiel du droit dans la sociologie des
organisations. Le droit est ainsi réduit à n'être qu'une
organisation sociale parmi d'autres, peut-être même après
d'autres l'éducation, l'économie, l'administration, les modes
de vie, etc. C'est une négation de la sociologie juridique, mais
qui doit être rejetée, car elle repose sur une méconnaissance
de la spécificité du droit, de sa malléabilité
singulière, de la capacité unique qu'il possède d'organiser
toutes les autres organisations. pour asseoir son indépendance,
la sociologie juridique a, cependant, besoin de délimiter son domaine
: c'est en traçant une ligne de démarcation entre le juridique
et le social non juridique qu'on sépare le plus nettement les deux
sociologies. D'où la recherche, nais elle est difficile, d'un critère
de la juridicité. Une fois établie comme discipline autonome,
la sociologie juridique va se trouver dans des rapports d'échange
avec la générale. Mais on peut se demander si les échanges
sociologie sont équilibrés. La sociologie juridique a beaucoup
reçu de la sociologie générale, dont elle est fille.
Ses méthodes ne sont pour la plupart (la méthode historico-comparative,
la statistique, le sondage, etc.) que des adaptations de celles qui avaient
déjà été mises au point dans d'autres domaines
sociologiques. Nombre des concepts dont elle se sert (la contrainte sociale
et le contrôle social, la conscience collective, le rôle et
le statut, l'acculturation, etc.) ne sont que des concepts de sociologie
générale sur lesquels elle a simplement posé un accent
de droit. Et même, de maintes notions qui sembleraient correspondre
à des phénomènes proprement juridiques le potlatch,
la famille conjugale, la distinction de la propriété et du
pouvoir (dans les sociétés anonymes), etc. on peut observer
que ce sont des sociologues dé sociologie générale
qui les ont dégagées. La sociologie générale
reconnaît moins facilement ce qui lui est venu ou pourrait lui venir
de la sociologie juridique. A vrai dire, par l'intermédiaire de
la sociologie du droit, c'est l'apport du droit lui-même qui est
en question. Durkheim avait conseillé aux sociologues de bien étudier
les règles de droit, voyant en elles par excellence le révélateur
très objectif des faits sociaux en général (Division
du travail social, liv. 1 , chap. 1, p. 28 s. ;Règles de la méthode
sociologique, chap. 2, p. 55 s.). Mais le conseil a souvent été
oublié (même des jurissociologues). Au fond, c'est peut-être
par sa théorie des preuves que le droit aurait pu présenter
les suggestions les plus utiles à la sociologie. La recherche de
la vérité judiciaire a pour ressort le principe du contradictoire,
qui est un conflit organisé de partialités : sur l'enquête,
la contre-enquête est de droit. Certes, à la sociologie aussi
il arrive aujourd'hui d'ériger la partialité en méthode.
Mais il s'agit alors d'une partialité unilatérale. Introduire
une procédure contradictoire dans l'administration de la preuve
scientifique pourrait être ici le don du droit : tout projet de recherche
serait en partie double, et à chaque équipe d'enquêteurs
en serait opposée une autre, de sens contraire (cf.
infra, po. 254).
4 / Différence entre la sociologie
et le droit dogmatique
Si la sociologie du droit est de la même nature
que la sociologie générale, puisqu'elle n'en est qu'un rameau
détaché, du côte du droit la différence est
beaucoup plus substantielle. Le droit que nous considérons ici est
le droit en tant que science, tel qu'il est traditionnellement enseigné
dans les facultés de droit, pratiqué dans les tribunaux le
droit dogmatique, ainsi qu'on le nomme pour plus de clarté, mais
sans intention de dénigrement, car il va de soi qu'en utilité
sociale le droit dogmatique l'emporte sur la sociologie du droit. On pense
d'abord à des différences d'objet, dont la plus simple serait
celle-ci : que le droit dogmatique étudie les règles de droit
en elles-mêmes, alors que la sociologie juridique s'efforce de découvrir
les causes sociales qui les ont produites et les effets sociaux qu'elles
produisent. Mais quel juriste dit dogmaticien accepterait aujourd'hui d'être
ainsi réduit dans son étude à des textes coupés
de la vie, coupés de leur genèse comme de leur application
? De tout temps, du reste, il est arrivé aux plus dogmatiques de
recourir, pour l'interprétation de la loi, soit à l'histoire
législative (l'examen des travaux préparatoires), soit à
l'appréciation des conséquences, ce qui les mettait sur la
piste soit des besoins sociaux auxquels la loi avait répondu, soit
des changements sociaux qu'elle avait entraînés. La différence
d'objet est quelquefois placée plus profond : le dogmaticien, déclare-t-on,
analyse le droit comme un ensemble de faits normatifs, obligatoires, contraignants,
au lieu que le sociologue n'y voit que des phénomènes dépouillés
de toute autorité. L'assertion ne soulèverait pas d'objection
si elle signifiait seulement que le chercheur, qui parcourt sociologiquement
son propre système de droit, saura faire abstraction de l'autorité
juridique qu'en tant que citoyen, soumis aux lois comme n'importe quel
autre, il devrait précisément reconnaître à
ce système. Ce ne serait alors, sous une autre forme, que ce principe
d'objectivité glaciale qu'il est bon d'inscrire à l'entrée
de toute méthode sociologique. Mais la portée de la formule
est apparemment plus grave. L'idée y est impliquée que la
sociologie juridique pourrait étudier les règles de droit
en éliminant entièrement leur caractère obligatoire,
même le caractère obligatoire qu'elles ont à l'égard
de leurs sujets naturels. Ce qui n'est pas admissible. Que dire de géographes
qui voudraient étudier un pays en faisant abstraction de son relief
? L'autorité est un élément ineffaçable du
phénomène juridique. Que dire encore de philologues qui prétendraient
observer les phénomènes syntaxiques en tenant pour nul le
caractère normatif avec lequel les règles de syntaxe sont
reçues dans le milieu observé ? Il y a, d'ailleurs, mieux
qu'une analogie vague entre la sociologie du droit et la science du langage
:toutes deux ont pour matière des phénomènes sociaux
que caractérise une certaine normativité (ressemblance souvent
aperçue, cf. infra, p. 36).Entre le
droit dogmatique et la sociologie du droit, la différence ne tient
pas à l'objet : c'est une différence de point de vue, d'angle
de vision. Le même objet que le droit dogmatique analyse du dedans,
la sociologie du droit l'observe du dehors. Et c'est bien parce qu'elle
l'observe du dehors qu'elle le voit comme phénomène, comme
extériorité, apparence, sans s'interroger sur ce qu'il peut
être en lui-même, dans sa profondeur ontologique, comme essence.
Le juriste dogmatique est, par profession, logé à l'intérieur
d'un système juridique, son système juridique national. Ne
fût-il que théoricien, il peut légitimement prétendre
agir sur lui, car il en fait partie, puisqu'il est un élément
composant de la doctrine (tout docteur participe à la doctrine),
puisqu'il est lui-même autorité dans le droit, s'il n'est
pas tout à fait source du droit. Le sociologue, au contraire, demeure
en dehors du système qu'il observe, ce système fût-il
le sien, et l'observation qu'il en fait ne saurait le moins du Inonde en
influencer le fonctionnement. En d'autres termes, la sociologie juridique
connaît la séparation radicale, propre aux sciences expérimentales,
entre l'observateur et la matière observée. Et si le droit
est Dieu pour le dogmaticien, la sociologue, lui, s'impose de pratiquer
l'athéisme méthodologique.
Notes
1-.Extrait de Jean Carbonnier,
Sociologie juridique, Thémis-PUF, 1978