Un curieux aspect de l'argumentation suivie dans l'Essai sur le don nous mettra sur la voie de la difficulté. Mauss y apparaît, avec raison, dominé par une certitude d'ordre logique, à savoir que l'échange est le commun dénominateur d'un grand nombre d'activités sociales en apparence hétérogènes entre elles. Mais, cet échange, il ne parvient pas à le voir dans les faits. L'observation empirique ne lui fournit pas l'échange, mais seulement comme il le dit lui-même "trois obligations : donner, recevoir, rendre". Toute la théorie réclame ainsi l'existence d'une structure, dont l'expérience n'offre que les fragments, les membres épars, ou plutôt les éléments. Si l'échange est nécessaire et s'il n'est pas donné, il faut donc le construire. Comment ? En appliquant aux corps isolés, seuls présents, une source d'énergie qui opère leur synthèse". On peut prouver que dans les choses échangées, il y a une vertu qui force les dons à circuler, à être donnés, à être rendus". Mais c'est ici que la difficulté commence. Cette vertu existe-t-elle objectivement, comme une propriété physique des biens échangés ? Evidemment non ; cela serait d'ailleurs impossible, puisque les biens en question ne sont pas seulement des objets physiques, mais aussi des dignités, des charges, des privilèges, dont le rôle sociologique est cependant le même que celui des biens matériels. Il faut donc que la vertu soit conçue subjectivement ; mais alors, on se trouve placé devant une alternative : ou cette vertu n'est pas autre chose que l'acte d'échange lui-même, tel que se le représente la pensée indigène, et on se trouve enfermé dans un cercle ; ou elle est d'une nature différente, et par rapport à elle, l'acte d'échange devient alors un phénomène secondaire.
Le seul moyen d'échapper au dilemme eût été de s'apercevoir que c'est l'échange qui constitue le phénomène primitif, et non les opérations discrètes en lesquelles la vie sociale le décompose. Là comme ailleurs, mais là surtout, devait s'appliquer un précepte que Mauss lui-même avait déjà formulé dans l'Essai sur la Magie : "L'unité du tout est encore plus réelle que chacune des parties". Au contraire, dans l'Essai sur le don, Mauss s'acharne à reconstruire un tout avec des parties, et comme c'est manifestement impossible, il lui faut ajouter au mélange une quantité supplémentaire qui lui donne l'illusion de retrouver son compte. Cette quantité, c'est le hau.
Ne sommes-nous pas ici devant un de ces cas (qui ne sont pas si rares) où l'ethnologue se laisse mystifier par l'indigène ? Non certes par l'indigène en général, qui n'existe pas, mais par un groupe indigène déterminé, où des spécialistes se sont déjà penchés sur des problèmes, se sont posé des questions et ont essayé d'y répondre. En l'occurrence, et au lieu de suivre jusqu'au bout l'application de ses principes, Mauss y renonce en faveur d'une théorie néo-zélandaise, qui a une immense valeur comme document ethnographique, mais qui n'est pas autre chose qu'une théorie. Or, ce n'est pas une raison parce que des sages maori se sont posé les premiers certains problèmes, et les ont résolus de façon infiniment intéressante, mais fort peu satisfaisante, pour s'incliner devant leur interprétation. Le hau n'est pas la raison dernière de l'échange : c'est la forme consciente sous laquelle des hommes d'une société déterminée, où le problème avait une importance particulière, ont appréhendé une nécessité inconsciente dont la raison est ailleurs.
A l'instant le plus décisif, Mauss est donc pris d'une hésitation et d'un scrupule. Il ne sait plus exactement s'il doit faire le tableau de la théorie, ou la théorie de la réalité, indigènes. En quoi il a raison dans une très large mesure : la théorie indigène est dans une relation beaucoup plus directe avec la réalité indigène que ne le serait une théorie élaborée à partir de nos catégories et de nos problèmes. C'était donc un très grand progrès, au moment où il écrivait, que d'attaquer un problème ethnographique à partir de sa théorie néo-zélandaise ou mélanésienne, plutôt qu'à l'aide de notions occidentales comme l'animisme, le mythe ou la participation. Mais, indigène ou occidentale, la théorie n'est jamais qu'une théorie. Elle offre tout au plus une voie d'accès, car ce que croient les intéressés, fussent-ils fuégiens ou australiens, est toujours fort éloigné de ce qu'ils pensent ou font effectivement. Après avoir dégagé la conception indigène, il fallait la réduire par une critique objective qui permette d'atteindre la réalité sous-jacente. Or, celle-ci a beaucoup moins de chance de se trouver dans des élaborations conscientes, que dans des structures mentales inconscientes qu'on peut atteindre à travers les institutions, et mieux encore dans le langage. Le hau est un produit de la réflexion indigène ; mais la réalité est plus apparente dans certains traits linguistiques que Mauss n'a pas manqué de relever, sans leur donner toute l'importance qui convenait : "Papou et Mélanésien", note-t-il", n'ont qu'un seul mot pour désigner l'achat et la vente, le prêt et l'emprunt. Les opérations antithétiques sont exprimées par le même mot". Toute la preuve est là, que les opérations en question loin d'être "antithétiques", ne sont que deux modes d'une même réalité. On n'a pas besoin d u hau pour faire la synthèse, parce que 1, antithèse n'existe pas. Elle est une illusion subjective des ethnographes et parfois aussi des indigènes qui, quand ils raisonnent sur eux-mêmes ce qui leur arrive assez souvent se conduisent en ethnographes ou plus exactement en sociologues, c'est-à-dire en collègues avec lesquels il est loisible de discuter.
A ceux qui nous reprocheraient de tirer la pensée de Mauss dans un sens trop rationaliste, quand nous nous efforçons de la reconstruire sans faire appel à des notions magiques ou affectives dont l'intervention nous semble résiduelle, nous répondrons que cet effort pour comprendre la vie sociale comme un système de relations, qui anime l'Essai sur le don, Mauss se l'est explicitement assigné dès le début de sa carrière, dans l'Esquisse d'une théorie générale de la Magie qui inaugure ce volume. C'est lui, et non pas nous, qui affirme la nécessité de comprendre l'acte magique comme un jugement. C'est lui qui introduit dans la critique ethnographique une distinction fondamentale entre jugement analytique et jugement synthétique, dont l'origine philosophique se trouve dans la théorie des notions mathématiques. Ne sommes-nous pas, dès lors, fondé à dire que si Mauss avait pu concevoir le problème du jugement autrement que dans les termes de la logique classique, et le formuler en termes de logique des relations, alors, avec le rôle même de la copule, se seraient effondrées les notions qui en tiennent lieu dans son argumentation (il le dit expressément : "le mana joue le rôle de la copule dans la proposition"), c'est-à-dire le mana dans la théorie de la magie, et le hau dans la théorie du don ?
A vingt ans d'intervalle en effet, l'argumentation de l'Essai sur le don reproduit (au moins dans son début) celle de la Théorie de la Magie. Cela seul justifierait l'inclusion dans ce volume d'un travail dont il faut considérer la date ancienne (1902) pour ne pas commettre d'injustice en le jugeant. C'était l'époque où l'ethnologie comparée n'avait pas encore renoncé, en grande partie, à l'instigation de Mauss lui-même, et comme il devait le dire dans l'Essai sur le don, < à cette comparaison constante où tout se mêle et où les institutions perdent toute couleur locale et les documents leur saveur". C'est plus tard seulement qu'il allait s'attacher à fixer l'attention sur des sociétés" qui représentent vraiment des maxima, des excès, qui permettent mieux de voir les faits que là où, non moins essentiels, ils restent encore petits et involués". Mais pour comprendre l'histoire de sa pensée, pour dégager certaines de ses constantes, l'Esquisse offre une valeur exceptionnelle. Et cela est vrai, non seulement pour l'intelligence de la pensée de Mauss, mais pour apprécier l'histoire de l'École sociologique française, et la relation exacte entre la pensée de Mauss et celle de Durkheim. En analysant les notions de mana, de Walcan, et d'Orenda, en édifiant sur leur base une interprétation d'ensemble de la magie et en rejoignant par là ce qu'il considère comme des catégories fondamentales de l'esprit humain, Mauss anticipe de dix ans l'économie et certaines conclusions des Formes élémentaires de la Vie religieuse. L'Esquisse montre donc l'importance de la contribution de Mauss à la pensée de Durkheim ; elle permet de reconstituer quelque chose de cette intime collaboration entre l'oncle et le neveu qui ne s'est pas limitée au champ ethnographique, puisqu'on connaît, par ailleurs, le rôle essentiel joué par Mauss dans la préparation du Suicide.
Mais ce qui nous intéresse surtout ici, c'est la structure logique de l'oeuvre. Elle est tout entière fondée sur la notion de mana, et on sait que, sous ce pont, beaucoup d'eau a passé depuis. Pour rattraper le courant, il faudrait d'abord intégrer à l'Esquisse les résultats plus récents obtenus sur le terrain et ceux tirés de 1, analyse linguistique 29. Il faudrait aussi compléter les divers types de mana en introduisant dans cette famille déjà vaste, et pas très harmonieuse, la notion, si fréquente chez les indigènes de l'Amérique du Sud, d'une sorte de mana substantiel et le plus souvent négatif : fluide que le shaman manipule, qui se dépose sur les objets sous une forme observable, qui provoque des déplacements et des lévitations et dont l'action est généralement considérée comme nocive. Ainsi le tsaruma des Jivaro, le nandé dont nous avons nous-mêmes étudié la représentation chez les Nambikwara 30, et toutes les formes analogues signalées chez les Amniapâ, Apapocuva, Apinayé, Galibi, Chiquito, Lamisto, Chamicuro, Xebero, Yameo, Iquito, etc. 31. Que subsisterait-il de la notion de mana après une telle mise au point ? C'est difficile à dire en tout cas, elle en sortirait profanée. Non que Mauss et Durkheim aient eu tort, comme on le prétend parfois, de rapprocher des notions empruntées à des régions du monde éloignées les unes des autres, et de les constituer en catégorie. Même si l'histoire confirme les conclusions de l'analyse linguistique et que le terme polynésien mana soit un lointain rejeton d'un terme indonésien définissant l'efficace de dieux personnels, il n'en résulterait nullement que la notion connotée par ce terme en Mélanésie et en Polynésie soit un résidu, ou un vestige, d'une pensée religieuse plus élaborée. Malgré toutes les différences locales, il paraît bien certain que mana, wakan, orenda représentent des explications du même type ; il est donc légitime de constituer le type, de chercher à le classer, et de l'analyser.
La difficulté de la position traditionnelle en matière de mana nous paraît être d'une autre nature. A l'inverse de ce qu'on croyait en 1902, les conceptions du type mana sont si fréquentes et si répandues qu'il convient de se demander si nous ne sommes pas en présence d'une forme de pensée universelle et permanente, qui, loin de caractériser certaines civilisations, ou prétendus " stades " archaïques ou mi-archaïques de l'évolution de l'esprit humain, serait fonction d'une certaine situation de l'esprit en présence des choses, devant donc apparaître chaque fois que cette situation est donnée. Mauss cite dans l'Esquisse une remarque très profonde du Père Thavenet à propos de la notion de manitou chez les Algonkins. Il désigne plus particulièrement tout être qui n'a pas encore un nom commun, qui n'est pas familier : d'une salamandre une femme disait qu'elle avait peur, c'était un manitou ; on se moque d'elle en lui disant le nom. Les perles des trafiquants sont les écailles d'un manitou et le drap, cette chose merveilleuse, est la peau d'un manitou. " De même, le premier groupe d'Indiens Tupi-Kawahib à demi civilisés, avec l'aide desquels nous devions pénétrer, en 1938, dans un village inconnu de la tribu, admirant les coupes de flanelle rouge dont nous leur faisions présent s'écriaient : 0 que é este bicho vermelho ? : " Qu'est-ce que c'est que cette bête rouge ? " ; ce qui n'était ni un témoignage d'animisme primitif, ni la traduction d'une notion indigène, mais seulement un idiotisme du falar caboclo, c'est-à-dire du portugais rustique de l'intérieur du Brésil. Mais, inversement, les Nambikwara, qui n'avaient jamais vu de boeufs avant 1915, les désignent comme ils ont toujours fait des étoiles, du nom de atasu, dont la connotation est très voisine de l'algonkin manitou 32.
Ces assimilations ne sont pas si extraordinaires ; avec plu s de réserve sans doute, nous en pratiquons qui sont du même type, quand nous qualifions un objet inconnu ou dont l'usage s'explique mal, ou dont l'efficacité nous surprend, de truc ou de machin. Derrière machin, il y a machine, et, plus lointainement, l'idée de force ou de pouvoir. Quant à truc, les étymologistes le dérivent d'un terme médiéval qui signifie le coup heureux aux jeux d'adresse ou de hasard, c'est-à-dire un des sens précis qu'on donne au terme indonésien où certains voient l'origine du mot mana 33. Nous ne disons certes pas d'un objet qu'il a " du truc " ou " du machin ", mais d'une personne, nous disons qu'elle a " quelque chose " et quand le slang américain attribue à une femme du "oomph", il n'est pas sûr, si l'on évoque l'atmosphère sacrée et tout imbue de tabous qui, en Amérique plus encore qu'ailleurs, imprègne la vie sexuelle, que nous soyons très éloignés du sens de mana. La différence tient moins aux notions elles-mêmes, telles que l'esprit les élabore partout inconsciemment, qu'au fait que, dans notre société, ces notions ont un caractère fluide et spontané, tandis qu'ailleurs elles servent à fonder des systèmes réfléchis et officiels d'interprétation, c'est-à-dire un rôle que nous-mêmes réservons à la science. Mais, toujours et partout, ces types de notions interviennent, un peu comme des symboles algébriques, pour représenter une valeur indéterminée de signification, en elle-même vide de sens et donc susceptible de recevoir n'importe quel sens, dont l'unique fonction est de combler un écart entre le signifiant et le signifié, ou, plus exactement, de signaler le fait que dans telle circonstance, telle occasion, ou telle de leurs manifestations, un rapport d'inadéquation s'établit entre signifiant et signifié au préjudice de la relation complémentaire antérieure.
Nous nous plaçons donc sur une voie étroitement parallèle à celle de Mauss invoquant la notion de mana comme fondement de certains jugements synthétiques a priori. Mais nous nous refusons à le rejoindre, quand il va chercher l'origine de la notion de mana dans un autre ordre de réalités que les relations qu'elle aide à construire : ordre de sentiments, volitions et croyances, qui sont, du point de vue de l'explication sociologique, soit des épiphénomènes, soit des mystères, en tout cas des objets extrinsèques au champ d'investigation. Là est, à notre sens, la raison pour laquelle une enquête si riche, si pénétrante, si pleine d'illuminations, tourne court et aboutit à une conclusion décevante. En fin de compte, le mana ne serait que " l'expression de sentiments sociaux qui se sont formés tantôt fatalement, et universellement tantôt fortuitement, à l'égard de certaines choses, choisies pour la plupart d'une façon arbitraire 34. Mais les notions de sentiment, de fatalité, de fortuité et d'arbitraire ne sont pas des notions scientifiques. Elles n'éclairent pas les phénomènes qu'on s'est proposé d'expliquer, elles y participent.
On voit donc que dans un cas au moins, la notion de mana présente les caractères de puissance secrète, de force mystérieuse, que Durkheim et Mauss lui ont attribués : tel est le rôle qu'elle joue dans leur propre système. Là vraiment, le mana est mana. Mais en même temps, on se demande si leur théorie du mana est autre chose qu'une imputation à la pensée indigène de propriétés impliquées par la place très particulière que l'idée de mana est appelée à tenir dans la leur. On ne saurait trop mettre en garde, par conséquent, les admirateurs sincères de Mauss qui seraient tentés de s'arrêter à cette première étape de sa pensée, et qui adresseraient leur reconnaissance, moins à ses analyses lucides qu'à son talent exceptionnel pour restituer, dans leur étrangeté et leur authenticité, certaines théories indigènes : car il n'aurait jamais cherché dans cette contemplation le paresseux refuge d'une pensée vacillante. A s'en tenir à ce qui n'est, dans l'histoire de la pensée de Mauss, qu'une démarche préliminaire, on risquerait d'engager la sociologie sur une voie dangereuse et qui serait même sa perte si, faisant un pas de plus, on réduisait la réalité sociale à la conception que l'homme, même sauvage, s'en fait. Cette conception deviendrait d'ailleurs vide de sens si son caractère réflexif était oublié. L'ethnographie se dissoudrait alors dans une phénoménologie verbeuse, mélange faussement naïf où les obscurités apparentes de la pensée indigène ne seraient mises en avant que pour couvrir les confusions, autrement trop manifestes, de celle de l'ethnographe.
Il n'est pas interdit d'essayer de prolonger la pensée de Mauss dans l'autre direction : celle que devait définir l'Essai sur le don, après avoir surmonté l'équivoque que nous avons déjà notée à propos du hau. Car si le mana est au bout de l'Esquisse, le hau n'apparaît heureusement qu'au début du Don et tout l'Essai le traite comme un point de départ, non comme un point d'arrivée. A quoi aboutirait-on, en projetant rétrospectivement sur la notion de mana la conception que Mauss nous invite à former de l'échange ? Il faudrait admettre que, comme le hau, le mana n'est que la réflexion subjective de l'exigence d'une totalité non perçue. L'échange n'est pas un édifice complexe, construit à partir des obligations de donner, de recevoir et de rendre, à l'aide d'un ciment affectif et mystique. C'est une synthèse immédiatement donnée à, et par, la pensée symbolique qui, dans l'échange comme dans toute autre forme de communication, surmonte la contradiction qui lui est inhérente de percevoir les choses comme les éléments du dialogue, simultanément sous le rapport de soi et d'autrui, et destinées par nature à passer de l'un à l'autre. Qu'elles soient de l'un ou de l'autre représente une situation dérivée par rapport au caractère relationnel initial. Mais n'en est-il pas de même pour la magie ? Le jugement magique, impliqué dans l'acte de produire la fumée pour susciter les nuages et la pluie, ne se fonde pas sur une distinction primitive entre fumée et nuage, avec appel au mana pour les souder l'un à l'autre, mais sur le fait qu'un plan plus profond de la pensée identifie fumée et nuage, que l'un est la même chose que l'autre, au moins sous un certain rapport, et cette identification justifie l'association subséquente, non le contraire. Toutes les opérations magiques reposent sur la restauration d'une unité, non pas perdue (car rien n'est jamais perdu), mais inconsciente, ou moins complètement consciente que ces opérations elles-mêmes. La notion de mana n'est pas de l'ordre du réel, mais de l'ordre de la pensée qui, même quand elle se pense elle-même, ne pense jamais qu'un objet.
C'est dans ce caractère relationnel de la pensée symbolique que nous pouvons chercher la réponse à notre problème. Quels qu'aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l'échelle de la vie animale, le langage n'a pu naître que tout d'un coup. Les choses n'ont pas pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d'une transformation dont l'étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s'est effectué, d'un stade où rien n'avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s'élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l'Univers entier, d'un seul coup, est devenu significatif, il n'en a pas été pour autant mieux connu, même s'il est vrai que l'apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l'histoire de l'esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. Qu'en résulte-t-il ?C'est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément et solidairement, comme deux blocs complémentaires ; mais que la connaissance, c'est-à-dire le processus intellectuel qui permet d'identifier les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et certains aspects du signifié on pourrait même dire de choisir, dans l'ensemble du signifiant et dans l'ensemble du signifié, les parties qui présentent entre elles les rapports les plus satisfaisants de convenance mutuelle ne s'est mise en route que fort lentement. Tout s'est passé comme si l'humanité avait acquis d'un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millénaires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents aspects du domaine. L'Univers a signifié bien avant qu'on ne commence à savoir ce qu'il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais, de l'analyse précédente, il résulte aussi qu'il a signifié, des le début, la totalité de ce que l'humanité peut s'attendre à en connaître. Ce qu'on appelle le progrès de l'esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique, n'a pu et ne pourra jamais consister qu'à rectifier des découpages, procéder à des regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au sein d'une totalité fermée et complémentaire avec elle-même.
Nous sommes apparemment très loin du mana ; en fait, fort près. Car, bien que l'humanité ait toujours possédé une masse énorme de connaissances positives et que les différentes sociétés humaines aient consacré plus ou moins d'effort à les maintenir et à les développer, c'est tout de même a une époque très récente que la pensée scientifique s'est installée en maîtresse et que des formes de sociétés sont apparues, où l'idéal intellectuel et moral, en même temps que les fins pratiques poursuivies par le corps social, se sont organisés autour de la connaissance scientifique, choisie comme centre de référence de façon officielle et réfléchie. La différence est de degré, non de nature, mais elle existe. Nous pouvons donc nous attendre à ce que la relation entre symbolisme et connaissance conserve des caractères communs dans les sociétés non industrielles et dans les nôtres, tout en étant inégalement marqués. Ce n'est pas creuser un fossé entre les unes et les autres que de reconnaître que le travail de péréquation du signifiant par rapport au signifié a été poursuivi de façon plus méthodique et plus rigoureuse à partir de la naissance, et dans les limites d'expansion, de la science moderne. Mais, partout ailleurs, et constamment encore chez nous-mêmes (et pour fort longtemps sans doute), se maintient une situation fondamentale et qui relève de la condition humaine, à savoir que l'homme dispose dès son origine d'une intégralité de signifiant dont il est fort embarrassé pour faire l'allocation à un signifié, donné comme tel sans être pour autant connu. Il y a toujours une inadéquation entre les deux, résorbable pour l'entendement divin seul, et qui résulte dans l'existence d'une surabondance de signifiant, par rapport aux signifiés sur lesquels elle peut se poser. Dans son effort pour comprendre le monde, l'homme dispose donc toujours d'un surplus de signification (qu'il répartit entre les choses selon des lois de la pensée symbolique qu'il appartient aux ethnologues et aux linguistes d'étudier). Cette distribution d'une ration supplémentaire si l'on peut s'exprimer ainsi est absolument nécessaire pour qu'au total, le signifiant disponible et le signifié repéré restent entre eux dans le rapport de complémentarité qui est la condition même de l'exercice de la pensée symbolique.
Nous croyons que les notions de type mana, aussi diverses qu'elles puissent être, et en les envisageant dans leur fonction la plus générale (qui, nous l'avons vu, ne disparaît pas dans notre mentalité et dans notre forme de société) représentent précisément ce signifiant flottant, qui est la servitude de toute pensée finie (mais aussi le gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique et esthétique), bien que la connaissance scientifique soit capable, sinon de l'étancher, au moins de le discipliner partiellement. La pensée magique offre d'ailleurs d'autres méthodes de canalisation, avec d'autres résultats, et ces méthodes peuvent fort bien coexister. En d'autres termes, et nous inspirant du précepte de Mauss que tous les phénomènes sociaux peuvent être assimilés au langage, nous voyons dans le mana, le wakan, l'orenda et autres notions du même type, l'expression consciente d'une fonction sémantique, dont le rôle est de permettre à la pensée symbolique de s'exercer malgré la contradiction qui lui est propre. Ainsi s'expliquent les antinomies, en apparence insolubles, attachées à cette notion, qui ont tant frappé les ethnographes et que Mauss a mises en lumière : force et action ; qualité et état ; substantif, adjectif et verbe à la fois ; abstraite et concrète ; omniprésente et localisée. Et en effet, le mana est tout cela à la fois ; mais précisément, n'est-ce pas parce qu'il n'est rien de tout cela : simple forme, ou plus exactement symbole à l'état pur, donc susceptible de se charger de n'importe quel contenu symbolique ? Dans ce système de symboles que constitue toute cosmologie, ce serait simplement une valeur symbolique zéro, c'est-à-dire un signe marquant la nécessité d'un contenu symbolique supplémentaire à celui qui charge déjà le signifié, mais pouvant être une valeur quelconque à condition qu'elle fasse encore partie de la réserve disponible, et ne soit pas déjà, comme disent les phonologues, un terme de groupe 35.
Cette conception nous paraît être rigoureusement fidèle à la pensée de Mauss. En fait, ce n'est pas autre chose que la conception de Mauss traduite, de son expression originale en termes de logique des classes, dans ceux d'une logique symbolique qui résume les lois les plus générales du langage. Cette traduction n'est pas notre fait, ni le résultat d'une liberté prise à l'égard de la conception initiale. Elle reflète seulement une évolution objective qui s'est produite dans les sciences psychologiques et sociales au cours des trente dernières années, et dont la valeur de l'enseignement de Mauss est d'avoir été une première manifestation, et d'y avoir largement contribué. Mauss fut, en effet, un des tout premiers à dénoncer l'insuffisance de la psychologie et de la logique traditionnelles, et à faire éclater leurs cadres rigides en révélant d'autres formes de pensée, en apparence " étrangères à nos entendements d'adultes européens. " Au moment où il écrivait (rappelons-nous que l'essai sur la magie date d'une époque où les idées de Freud étaient complètement inconnues en France), cette découverte ne pouvait guère s'exprimer autrement que sous forme négative, par l'appel à une " psychologie non intellectualiste ". Mais que cette psychologie put un jour être formulée comme une psychologie autrement intellectualiste, expression généralisée des lois de la pensée humaine, dont les manifestations particulières, dans des contextes sociologiques différents, ne sont que les modalités, nul plus que Mauss n'eût eu raison de s'en réjouir. D'abord, parce que c'est l'Essai sur le don qui devait définir la méthode à employer dans cette tâche ;ensuite et surtout, parce que Mauss lui-même avait assigné comme but essentiel à l'ethnologie de contribuer à l'élargissement de la raison humaine. Il revendiquait donc, par avance, pour celle-ci, toutes les découvertes qui pourraient encore être faites, dans ces zones obscures où des formes mentales difficilement accessibles, parce qu'enfouies simultanément aux confins les plus reculés de l'Univers et dans les recoins les plus secrets de notre pensée, ne sont souvent perçues que réfractées dans une trouble auréole d'affectivité. Or, Mauss s'est montré toute sa vie obsédé par le précepte comtiste, qui réapparaît constamment dans ce volume, selon lequel la vie psychologique ne peut acquérir un sens que sur deux plans : celui du social, qui est langage ou celui du physiologique, c'est-à-dire l'autre forme, celle-là muette, de la nécessité du vivant. Jamais il n'est resté plus fidèle à sa pensée profonde et jamais il n'a mieux tracé à l'ethnologue sa mission d'astronome des constellations humaines, que dans cette formule où il a rassemblé la méthode, les moyens et le but dernier de nos sciences et que tout Institut d'Ethnologie pourrait inscrire à son fronton : " Il faut, avant tout, dresser le catalogue le plus grand possible de catégories ; il faut partir de toutes celles dont on peur savoir que les hommes se sont servis. On verra alors qu'il y a encore bien des lunes mortes, ou pâles, ou obscures, au firmament de la raison."
Notes