En effet, et bien que l'Essai sur le don soit, sans contestation possible, le chef-d'oeuvre de Mauss, son ouvrage le plus justement célèbre et celui dont l'influence a été la plus profonde, on commettrait une grave erreur en l'isolant du reste. C'est l'Essai sur le don qui a introduit et imposé la notion de fait social total ; mais on aperçoit sans peine comment cette notion se relie aux préoccupations, différentes en apparence seulement, que nous avons évoquées au cours des paragraphes précédents.
On pourrait même dire qu'elle les commande, puisque, comme elles mais de façon plus inclusive et systématique, elle procède du même souci de définir la réalité sociale mieux encore : de définir le social comme la réalité. Or,,
le social n'est réel qu'intégré en système, et c'est là un premier aspect de la notion de fait total : "Après avoir forcément un peu trop divisé et abstrait, il faut que les sociologues s'efforcent de recomposer le tout". Mais le fait total ne réussit pas à être tel par simple réintégration des aspects discontinus : familial, technique, économique, juridique, religieux, sous l'un quelconque desquels on pourrait être tenté de l'appréhender exclusivement. Il faut aussi qu'il s'incarne dans une expérience individuelle, et cela à deux points de vue différents : d'abord dans une histoire individuelle qui permette d'observer le comportement d'êtres totaux, et non divisés en facultés ; ensuite dans ce qu'on aimerait appeler (en retrouvant le sens archaïque d'un terme dont l'application au cas présent est évidente), une anthropologie, c'est-à-dire un système d'interprétation rendant simultanément compte des aspects physique, physiologique, psychique et sociologique de toutes les conduites : "La seule étude de ce fragment de notre vie qui est notre vie en société ne suffit pas".
Le fait social total se présente donc avec un caractère tridimensionnel. Il doit faire coïncider la dimension proprement sociologique avec ses multiples aspects synchroniques ; la dimension historique, ou diachronique ; et enfin la dimension physio-psychologique. Or, c'est seulement chez des individus que ce triple rapprochement peut prendre place. Si l'on s'attache à cette "étude du concret qui est du complet", on doit nécessairement s'apercevoir que "ce qui est vrai, ce n'est pas la prière ou le droit, mais le Mélanésien de telle ou telle île, Rome, Athènes".
Par conséquent, la notion de fait total est en relation directe avec le double souci, qui nous était apparu seul jusqu'à présent, de relier le social et l'individuel d'une part, le physique (ou physiologique) et le psychique de l'autre. Mais nous en comprenons mieux la raison, qui est elle-même double : d'une part, c'est seulement au terme de toute une série de réductions qu'on sera en possession du fait total, lequel comprend : 1° différentes modalités du social (juridique, économique, esthétique, religieux, etc. ) ; 2° différents moments d'une histoire individuelle (naissance, enfance, éducation, adolescence, mariage, etc. ) ; 3° différentes formes d'expression, depuis des phénomènes physiologiques comme des réflexes, des sécrétions, des ralentissements et des accélérations, jusqu'à des catégories inconscientes et des représentations conscientes, individuelles ou collectives. Tout cela est bien, en un sens, social, puisque c'est seulement sous forme de fait social que ces éléments de nature si diverse peuvent acquérir une signification globale et devenir une totalité. Mais l'inverse est également vrai : car la seule garantie que nous puissions avoir qu'un fait total corresponde à la réalité, au lieu d'être l'accumulation arbitraire de détails plus ou moins véridiques, est qu'il soit saisissable dans une expérience concrète d'abord, d'une société localisée dans l'espace ou le temps", Rome, Athènes"; mais aussi d'un individu quelconque de l'une quelconque de ces sociétés", le Mélanésien de telle ou telle île". Donc, il est bien vrai qu'en un sens, tout phénomène psychologique est un phénomène sociologique, que le mental s'identifie avec le social. Mais, dans un autre sens, tout se renverse : la preuve du social, elle, ne peut être que mentale ; autrement dit, nous ne pouvons jamais être sûrs d'avoir atteint le sens et la fonction d'une institution, si nous ne sommes pas en mesure de revivre son incidence sur une conscience individuelle. Comme cette incidence est une partie intégrante de l'institution, toute interprétation doit faire coïncider l'objectivité de l'analyse historique ou comparative avec la subjectivité de l'expérience vécue. En poursuivant ce qui nous était apparu comme une des orientations de la pensée de Mauss, nous étions parvenu tout à l'heure à l'hypothèse d'une complémentarité entre le psychique et le social. Cette complémentarité n'est pas statique, comme le serait celle des deux moitiés d'un puzzle, elle est dynamique et provient de ce que le psychique est à la fois simple élément de signification pour un symbolisme qui le déborde, et seul moyen de vérification d une réalité dont les aspects multiples ne peuvent être saisis sous forme de synthèse en dehors de lui.
Il y a donc beaucoup plus, dans la notion de fait social total, qu'une recommandation à l'adresse des enquêteurs, pour qu'ils ne manquent pas de mettre en rapport les techniques agricoles et le rituel, ou la construction du canot, la forme de l'agglomération familiale et les règles de distribution des produits de la pêche. Que le fait social soit total ne signifie pas seulement que tout ce qui est observé fait partie de l'observation ; mais aussi, et surtout, que dans une science où l'observateur est de même nature que son objet, l'observateur est lui-même une partie de son observation. Nous ne faisons pas ainsi allusion aux modifications que l'observation ethnologique apporte inévitablement au fonctionnement de la société où elle s'exerce, car cette difficulté n'est pas propre aux sciences sociales ;elle intervient partout où l'on se propose de faire des mesures fines, c'est-à-dire où l'observateur (lui-même, ou ses moyens d'observation) sont du même ordre de grandeur que l'objet observé. D'ailleurs, ce sont les physiciens qui l'ont mise en évidence, et non les sociologues auxquels elle s'impose seulement de la même façon. La situation particulière des sciences sociales est d'une autre nature, qui tient au caractère intrinsèque de son objet d'être à la fois objet et sujet, ou, pour parler le langage de Durkheim et de Mauss", chose" et "représentation". Sans doute pourrait-on dire que les sciences physiques et naturelles se trouvent dans le même cas, puisque tout élément du réel est un objet, mais qui suscite des représentations, et qu'une explication intégrale de l'objet devrait rendre compte simultanément de sa structure propre, et des représentations par l'intermédiaire desquelles nous appréhendons ses propriétés. En théorie, cela est vrai : une chimie totale devrait nous expliquer, non seulement la forme et la distribution des molécules de la fraise, mais comment une saveur unique résulte de cet arrangement. Cependant, l'histoire prouve qu'une science satisfaisante n'a pas besoin d'aller aussi loin et qu'elle peut, pendant des siècles, et éventuellement des millénaires (puisque nous ignorons quand elle y parviendra ) progresser dans la connaissance de son objet à l'abri d'une distinction éminemment instable, entre des qualités propres à l'objet, qu'on cherche seules à expliquer, et d'autres qui sont fonction du sujet et dont la considération peut être laissée de côté.
Quand Mauss parle de faits sociaux totaux, il implique au contraire (si nous l'interprétons correctement) que cette dichotomie facile et efficace est interdite au sociologue, ou tout au moins, qu'elle ne pouvait correspondre qu'à un état provisoire et fugitif du développement de sa science. Pour comprendre convenablement un fait social, il faut l'appréhender totalement, c'est-à-dire du dehors comme une chose, mais comme une chose dont fait cependant partie intégrante l'appréhension subjective (consciente et inconsciente) que nous en prendrions si, inéluctablement hommes, nous vivions le fait comme indigène au lieu de l'observer comme ethnographe. Le problème est de savoir comment il est possible de réaliser cette ambition, qui ne consiste pas seulement à appréhender un objet, simultanément, du dehors et du dedans, mais qui demande bien davantage : car il faut que l'appréhension interne (celle de l'indigène, ou tout au moins celle de l'observateur revivant l'expérience indigène) soit transposée dans les termes de l'appréhension externe, fournissant certains éléments d'un ensemble qui, pour être valide, doit se présenter de façon systématique et coordonnée.
La tâche serait irréalisable si la distinction répudiée par les sciences sociales entre l'objectif et le subjectif était aussi rigoureuse que doit l'être la même distinction, quand elle est provisoirement admise par les sciences physiques. Mais précisément, ces dernières s'inclinent temporairement devant une distinction qu'elles veulent rigoureuse, tandis que les sciences sociales repoussent définitivement une distinction qui, chez elles, ne saurait être que floue. Qu'entendons-nous par là ? C'est que, dans la mesure même où la distinction théorique est impossible, elle peut être poussée beaucoup plus loin dans la pratique, jusqu'à rendre un de ses termes négligeable, au moins par rapport à l'ordre de grandeur de l'observation. Une fois posée la distinction entre objet et sujet, le sujet lui-même peut à nouveau se dédoubler de la même façon, et ainsi de suite, de façon illimitée, sans être jamais réduit à néant. L'observation sociologique, condamnée, semble-t-il, par l'insurmontable antinomie que nous avons dégagée au paragraphe précédent, s'étire grâce à la capacité du sujet de s'objectiver indéfiniment, c'est-à-dire (sans parvenir jamais à s'abolir comme sujet) de projeter au dehors des fractions toujours décroissantes de soi. Théoriquement au moins, ce morcellement n'a pas de limite, sinon d'impliquer toujours l'existence des deux termes comme condition de sa possibilité.
La place éminente de l'ethnographie dans les sciences de l'homme, qui explique le rôle qu'elle joue déjà dans certains pays, sous le nom d'anthropologie sociale et culturelle, comme inspiratrice d'un nouvel humanisme, provient de ce qu'elle présente sous une forme expérimentale et concrète ce processus illimité d'objectivation du sujet, qui, pour l'individu, est si difficilement réalisable. Les milliers de sociétés qui existent ou ont existé à la surface de la terre sont humaines, et à ce titre nous y participons de façon subjective : nous aurions pu y naître et pouvons donc chercher à les comprendre comme si nous y étions nés. Mais en même temps, leur ensemble, par rapport à l'une quelconque d'entre elles, atteste la capacité du sujet de s'objectiver dans des proportions pratiquement illimitées, puisque cette société de référence, qui ne constitue qu'une infime fraction du donné, est elle-même toujours exposée à se subdiviser en deux sociétés différentes, dont une irait rejoindre la masse énorme de ce qui, pour l'autre, est et sera toujours objet, et ainsi de suite indéfiniment. Toute société différente de la nôtre est objet, tout groupe de notre propre société, autre que celui dont nous relevons, est objet, tout usage de ce groupe même, auquel nous n'adhérons pas, est objet. Mais cette série illimitée d'objets, qui constitue l'Objet de l'ethnographie, et que le sujet devrait arracher douloureusement de lui si la diversité, les moeurs et des coutumes ne le mettait en présence d'un morcellement opéré d'avance, jamais la cicatrisation historique ou géographique ne saurait lui faire oublier (au risque d'anéantir le résultat de ses efforts) qu'ils procèdent de lui, et que leur analyse, la plus objectivement conduite, ne saurait manquer de les réintégrer dans la subjectivité.
Le risque tragique qui guette toujours l'ethnographe, lancé dans cette entreprise d'identification, est d'être la victime d'un malentendu ; c'est-à-dire que l'appréhension subjective à laquelle il est parvenu ne présente avec celle de l'indigène aucun point commun, en dehors de sa subjectivité même. Cette difficulté serait insoluble, les subjectivité étant, par hypothèse, incomparables et incommunicables, si l'opposition entre moi et autrui ne pouvait être surmontée sur un terrain, qui est aussi celui où l'objectif et le subjectif se rencontrent, nous voulons dire l'inconscient. D'une part, en effet, les lois de l'activité inconsciente sont toujours en dehors de l'appréhension subjective (nous pouvons en prendre conscience, mais comme objet) ; et de l'autre, pourtant, ce sont elles qui déterminent les modalités de cette appréhension.
Il n'est donc pas étonnant que Mauss, pénétré de la nécessité d'une étroite collaboration entre sociologie et psychologie, ait constamment fait appel à l'inconscient comme fournissant le caractère commun et spécifique des faits sociaux : "En magie comme en religion comme en linguistique, ce sont les idées inconscientes qui agissent". Et dans ce même mémoire sur la magie, d'où la citation précédente est extraite, on assiste à un effort, sans doute encore indécis, pour formuler les problèmes ethnologiques autrement qu'à l'aide des" catégories rigides et abstraites de notre langage et de notre raison", en termes d'une "psychologie non intellectualiste" étrangère à nos "entendements d'adultes européens", où l'on aurait tout à fait tort de discerner un accord anticipé avec le prélogisme de Lévy-Bruhl, que Mauss ne devait jamais accepter. Il faut plutôt en rechercher le sens dans la tentative qu'il a lui-même faite, à propos de la notion de mana, pour atteindre une sorte de "quatrième dimension" de l'esprit, un plan sur lequel se confondraient les notions de "catégorie inconsciente" et de "catégorie de la pensée collective".
Mauss voyait donc juste quand il constatait dès 1902 qu'"en somme, dès que nous en arrivons à la représentation des propriétés magiques, nous sommes en présence de phénomènes semblables à ceux du langage". Car c'est la linguistique, et plus particulièrement la linguistique structurale, qui nous a familiarisés depuis lors avec l'idée que les phénomènes fondamentaux de la vie de l'esprit, ceux qui la conditionnent et déterminent ses formes les plus générales, se situent à l'étage de la pensée inconsciente. L'inconscient serait ainsi le terme médiateur entre moi et autrui. En approfondissant ses données, nous ne nous prolongeons pas, si l'on peut dire, dans le sens de nous-mêmes : nous rejoignons un plan qui ne nous paraît pas étranger parce qu'il recèle notre moi le plus secret ;mais (beaucoup plus normalement) parce que, sans nous faire sortir de nous-même, il nous met en coïncidence avec des formes d'activité qui sont à la fois nôtres et autres, conditions de toutes les vies mentales de tous les hommes et de tous les temps. Ainsi, l'appréhension (qui ne peut être qu'objective) des formes inconscientes de l'activité de l'esprit conduit tout de même à la subjectivation ;puisqu'en définitive, c'est une opération du même type qui, dans la psychanalyse, permet de reconquérir à nous-mêmes notre moi le plus étranger, et, dans l'enquête ethnologique, nous fait accéder au plus étranger des autrui comme à un autre nous. Dans les deux cas, c'est le même problème qui se pose, celui d'une communication cherchée, tantôt entre un moi subjectif et un moi objectivant, tantôt entre un moi objectif et un autre subjectif. Et, dans les deux cas aussi, la recherche la plus rigoureusement positive des itinéraires inconscients de cette rencontre, tracés une fois pour toutes dans la structure innée de l'esprit humain et dans l'histoire particulière et irréversible des individus ou des groupes, est la condition du succès.
Le problème ethnologique est donc, en dernière analyse, un problème de communication ; et cette constatation doit suffire à séparer radicalement la voie suivie par Mauss, en identifiant inconscient et collectif de celle de Jung, qu'on pourrait être tenté de définir pareillement. Car ce n'est pas la même chose de définir l'inconscient comme une catégorie de la pensée collective ou de le distinguer en secteurs, selon le caractère individuel ou collectif du contenu qu'on lui prête. Dans les deux cas, on conçoit l'inconscient comme un système symbolique ; mais pour Jung, l'inconscient ne se réduit pas au système : il est tout plein de symboles, et même de choses symbolisées qui lui forment une sorte de substrat. Ou ce substrat est inné : mais sans hypothèse théologique, il est inconcevable que le contenu de l'expérience la précède, ou il est acquis : or, le problème de l'hérédité d'un inconscient acquis ne serait pas moins redoutable que celui des caractères biologiques acquis. En fait, il ne s'agit pas de traduire en symboles un donné extrinsèque, mais de réduire à leur nature de système symbolique des choses qui n'y échappent que pour s'incommunicabiliser. Comme le langage, le social est une réalité autonome (la même, d'ailleurs) ; les symboles sont plus réels que ce qu'ils symbolisent, le signifiant précède et détermine le signifié. Nous retrouverons ce problème à propos du mana.
Le caractère révolutionnaire de l'Essai sur le don est de nous engager sur cette voie. Les faits qu'il met en lumière ne constituent pas des découvertes. Deux ans auparavant, M. Davy avait analysé et discuté le potlatch sur la base des enquêtes de Boas et de Swanton, dont Mauss lui-même s'était attaché à souligner l'importance dans son enseignement dès avant 1914 ; et tout l'Essai sur le don émane, de la façon la plus directe, des Argonauts of Western Pacific que Malinowski avait publiés deux ans auparavant aussi, et qui devaient, indépendamment, le conduire à des conclusions très voisines de celles de Mauss 25 ; parallélisme qui inciterait à regarder les indigènes mélanésiens eux-mêmes comme les véritables auteurs de la théorie moderne de la réciprocité. D'où vient donc le pouvoir extraordinaire de ces pages désordonnées, qui ont encore quelque chose du brouillon, où se juxtaposent de façon si curieuse les notations impressionnistes et, comprimée le plus souvent dans un appareil critique qui écrase le texte, une érudition inspirée, qui semble glaner au hasard des références américaines, indiennes, celtiques, grecques ou océaniennes, mais toujours également probantes ? Peu de personnes ont pu lire l'Essai sur le don sans ressentir toute la gamme des émotions si bien décrites par Malebranche évoquant sa première lecture de Descartes : le coeur battant, la tête bouillonnante, et l'esprit envahi d'une certitude encore indéfinissable, mais impérieuse, d'assister à un événement décisif de l'évolution scientifique.
Mais c'est que, pour la première fois dans l'histoire de la pensée ethnologique, un effort était fait pour transcender l'observation empirique et atteindre des réalités plus profondes. Pour la première fois, le social cesse de relever du domaine de la qualité pure : anecdote, curiosité, matière à description moralisante ou à comparaison érudite et devient un système, entre les parties duquel on peut donc découvrir des connexions, des équivalences et des solidarités. Ce sont d'abord les produits de l'activité sociale : technique, économique, rituelle, esthétique ou religieuse outils, produits manufacturés, produits alimentaires, formules magiques, ornements, chants, danses et mythes qui sont rendus comparables entre eux par ce caractère commun que tous possèdent d'être transférables, selon des modalités qui peuvent être analysées et classées et qui, même quand elles paraissent inséparables de certains types de valeurs, sont réductibles à des formes plus fondamentales, celles-là générales. Ils ne sont, d'ailleurs, pas seulement comparables, mais souvent substituables, dans la mesure où des valeurs différentes peuvent se remplacer dans la même opération. Et surtout, ce sont les opérations elles-mêmes, aussi diverses qu'elles puissent paraître à travers les événements de la vie sociale : naissance, initiation, mariage, contrat, mort ou succession ; et aussi arbitraires par le nombre et la distribution des individus qu'elles mettent en cause, comme récipiendaires, intermédiaires ou donateurs, qui autorisent toujours une réduction à un plus petit nombre d'opérations, de groupes ou de personnes, où l'on ne retrouve plus, en fin de compte, que les termes fondamentaux d'un équilibre, diversement conçu et différemment réalisé selon le type de société considéré. Les types deviennent donc définissables par ces caractères intrinsèques ; et comparables entre eux puisque ces caractères ne se situent plus dans un ordre qualitatif, mais dans le nombre et l'arrangement d'éléments qui sont eux-mêmes constants dans tous les types.
Pour prendre un exemple chez un savant qui, mieux peut-être qu'aucun autre, a su comprendre et exploiter les possibilités ouvertes par cette méthode 26 : les interminables séries de fêtes et de cadeaux qui accompagnent le mariage en Polynésie, mettant en cause des dizaines, sinon des centaines de personnes, et qui semblent défier la description empirique, peuvent être analysées en trente ou trente-cinq prestations s'effectuant entre cinq lignées qui sont entre elles dans un rapport constant, et décomposables en quatre cycles de réciprocité entre les lignées A et B, A et C, A et D, et A et E ; le tout exprimant un certain type de structure sociale tel que, par exemple, des cycles entre B et C, ou entre E et B ou D, ou enfin, entre E et C soient exclus, alors qu'une autre forme de société les placerait au premier plan. La méthode est d'une application si rigoureuse que si une erreur apparaissait dans la solution des équations ainsi obtenues, elle aurait plus de chance d'être imputable à une lacune dans la connaissance des institutions indigènes qu'à une faute de calcul. Ainsi, dans l'exemple qui vient d'être cité, on constate que le cycle entre A et B s'ouvre par une prestation sans contrepartie ;cher, si on ne la connaissait pas, la présence d'une unilatérale, antérieure aux cérémonies matrimoniales, qu'en relation directe avec elles. Tel est exactement le rôle joué dans la société en question par l'abduction de la fiancée, dont la première prestation représente, selon la terminologie indigène elle-même, la "compensation". On aurait donc pu la déduire, si elle n'avait pas été observée.
On remarquera que cette technique opératoire est très voisine de celle que Troubetzkoy et Jakobson mettaient au point, à la même époque où Mauss écrivait l'Essai, et qui devait leur permettre de fonder la linguistique structurale ; là aussi, il s'agissait de distinguer un donné purement phénoménologique, sur lequel l'analyse scientifique, n'a pas de prise, d'une infrastructure plus simple que lui, et à laquelle il doit toute sa réalité 27. Grâce aux notions de "variantes facultatives", de "variantes combinatoires", de "termes de groupe" de "neutralisation", l'analyse phonologique allait précisément permettre de définir une langue par un petit nombre de relations constantes, dont la diversité et la complexité apparente du système phonétique ne font qu'illustrer la gamme possible des combinaisons autorisées.
Comme la phonologie pour la linguistique, l'Essai sur le don inaugure donc une ère nouvelle pour les sciences sociales. L'importance de ce double événement (malheureusement resté, chez Mauss, à l'état d'esquisse) ne peut mieux être comparée qu'à la découverte de l'analyse combinatoire pour la pensée mathématique moderne. Que Mauss n'ait jamais entrepris l'exploitation de sa découverte et qu'il ait ainsi inconsciemment incité Malinowski (dont on peut reconnaître, sans faire injure à sa mémoire, qu'il fut meilleur observateur que théoricien) à se lancer seul, sur la base des mêmes faits et des conclusions analogues auxquelles ils étaient indépendamment parvenus, dans l'élaboration du système correspondant, est un des grands malheurs de l'ethnologie contemporaine. Il est difficile de savoir dans quel sens Mauss aurait développé sa doctrine, s'il avait consenti à le faire. L'intérêt principal d'une de ses oeuvres les plus tardives, la Notion de Personne, également publiée dans ce volume, est moins dans l'argumentation, qu'on pourra trouver cursive et parfois négligente, que dans la tendance qui s'y fait jour d'étendre à l'ordre diachronique une technique de permutations que l'Essai sur le don concevait plutôt en fonction des phénomènes synchroniques. Quoi qu'il en soit, Mauss aurait probablement rencontré certaines difficultés à pousser plus avant l'élaboration du système, nous verrons pourquoi tout à l'heure. Mais il ne lui aurait certes pas donné la forme régressive qu'il devait recevoir de Malinowski, pour qui la notion de fonction, conçue par Mauss à l'exemple de l'algèbre, c'est-à-dire impliquant que les valeurs sociales sont connaissables en fonction les unes des autres, se transforme dans le sens d'un empirisme naïf, pour ne plus désigner que le service pratique rendu à la société par ses coutumes et ses institutions. Là où Mauss envisageait un rapport constant entre des phénomènes, où se trouve leur explication, Malinowski se demande seulement à quoi ils servent, pour leur chercher une justification. Cette position du problème anéantit tous les progrès antérieurs, puisqu'elle réintroduit un appareil de postulats sans valeur scientifique.
Que la position du problème telle que Mauss l'avait définie fut la seule fondée est, au contraire, attesté par les plus récents développements des sciences sociales, qui permettent de former l'espoir de leur mathématisation progressive. Dans certains domaines essentiels, comme celui de la parenté, l'analogie avec le langage, si fermement affirmée par Mauss, a pu permettre de découvrir les règles précises selon lesquelles se forment, dans n'importe quel type de société, des cycles de réciprocité dont les lois mécaniques sont désormais connues, permettant l'emploi du raisonnement déductif dans un domaine qui paraissait soumis à l'arbitraire le plus complet. D'autre part, en s'associant de plus en plus étroitement à la linguistique, pour constituer un jour avec elle une vaste science de la communication, l'anthropologie sociale peut espérer bénéficier des immenses perspectives ouvertes à la linguistique elle-même, par l'application du raisonnement mathématique à l'étude des phénomènes de communication 28. Dès à présent, nous savons qu'un grand nombre de problèmes ethnologiques et sociologiques, soit sur le plan de la morphologie, soit même sur celui de l'art ou de la religion, n'attendent que le bon vouloir des mathématiciens qui, avec la collaboration d'ethnologues, pourraient leur faire accomplir des progrès décisifs, sinon encore vers une solution, mais au moins vers une unification préalable, qui est la condition de leur solution.
Notes