Ainsi il existe on en a vu des exemples plus haut des processus déterminés, c'est-à-dire des processus dont l'état en t + 1 peut être déterminé à partir de la connaissance de leur état en t. Mais cette propriété n'est pas générale. Au contraire, elle dépend de la structure du processus. Pour que cette propriété apparaisse, il faut que soit présent et que persiste un ensemble de conditions tel que les acteurs soient dans une situation fermée. Bien entendu, ce n'est pas toujours le cas. Il existe aussi des situations ouvertes, où l'acteur est confronté à un ensemble d'options sans avoir de raisons décisives d'opter pour l'une ou l'autre de ces options. Il existe aussi des situations telles que certains acteurs sont incités à produire une innovation. Mais de nouveau le cas où l'innovation résulte d'une demande spécifique et où son contenu est en conséquence largement déterminé est particulier plutôt que général. Dans d'autres cas, l'innovation n'est que partiellement dépendante des demandes du système. Dans d'autres cas encore, elle en est entièrement indépendante. Des notions comme celles d'exigence structurelle ou d'exigence fonctionnelle sont donc des notions utiles, mais elles comportent en même temps des risques. Risque de ne pas voir qu'il existe en général plusieurs réponses à une demande structurelle, ou que certaines innovations ne répondent à aucune exigence.Enfin, certaines innovations sont largement dépendantes de l'apparition d'effets Cournot. Rappelons-nous l'exemple de Que faire ? Une des innovations sociales les plus considérables du xxe siècle, le parti léniniste, est inexplicable si on ne tient pas compte de la conjoncture politique et sociale dans laquelle elle est apparue.
En matière de changement social, le déterminisme n'est donc pas un postulat indispensable, mais un constat que, selon les cas, il faut ou non dresser. Il n'est pas une condition de la connaissance, mais une propriété particulière à certains processus, propriété dont l'absence ou la présence dépend de la structure du processus. Le seul postulat indispensable est d'admettre à l'inverse de ce qui est souvent avancé que le déterminisme peut être constaté, mais qu'il peut aussi ne pas l'être. Faute de reconnaître la seconde éventualité, on risque de rendre certains faits incompréhensibles. Ainsi, on ne comprend pas l'influence de la philosophie des Lumières sur le comportement des propriétaires fonciers japonais, si on ne voit pas qu'ils étaient placés dans une situation où ils avaient à choisir entre les options A et B et où ils avaient de bonnes raisons et de choisir A et de choisir B1 On ne comprend pas non plus la faiblesse de la corrélation entre .le type d'éducation reçue par ces paysans (traditionnelle/moderne) et leur comportement (innovation/tradition) si on ne voit pas que ceux qui avaient reçu une éducation imprégnée des leçons des physiocrates avaient de bonnes raisons de ne pas suivre leur doctrine.
Le modèle épistémologique du déterminisme par plaques ou du déterminisme bien tempéré que j'ai cherché à défendre au chapitre précédent est loin de faire l'unanimité dans les sciences sociales, On rencontre beaucoup plus fréquemment deux positions. La première veut que l'indétermination soit par essence de nature subjective, c'est-à-dire qu'elle résulte du coût prohibitif de l'information et de l'impossibilité où se trouve l'observateur d'identifier ou d'observer toutes les variables responsables d'un phénomène. La seconde veut que seuls soient intéressants pour le sociologue, l'économiste ou le politiste, les processus de caractère déterministe. Nisbet a parfaitement raison sur un point : les sociologues et les autres spécialistes des disciplines à vocation nomothétique pour employer le vocabulaire de Piaget soit s'intéressent principalement aux processus endogènes, soit veulent que tout processus soit endogène. Dans l'un et l'autre cas, ils admettent d'autre part qu'un processus endogène est par définition un processus dont l'état en t + 1 est déterminé par son état en t.
La première position, celle qui veut que l'indétermination d'un processus soit toujours subjective, est intenable . elle contredit notamment l'observation simple qu'il peut exister des situations ouvertes, et que l'innovation n'est pas toujours étroitement déterminée par une demande. La seconde position, celle qui lie intérêt scientifique et déterminisme, bien qu'apparemment plus prudente, est dépourvue de fondement réel. On ne voit pas par quelle raison il devrait être moins intéressant de montrer qu'une situation est ouverte que de montrer qu'une autre situation est fermée, ni pourquoi il serait moins intéressant de montrer qu'une innovation est en partie explicable par la présence d'un effet Cournot que de montrer qu'une autre innovation découle d'une demande spécifique.
Le même renversement doit être effectué à propos de toutes les questions auxquelles les théories du changement social prétendent apporter une réponse générale. Le primat accordé aux valeurs notamment par les théories qui veulent que le changement soit essentiellement le produit de mécanismes de socialisation, est un postulat indésirable. L'importance des valeurs dépend du processus auquel on s'intéresse. Elle est, comme le déterminisme, une fonction de la structure du processus. Selon les cas, les valeurs peuvent être ou ne pas être une "variable" dont il importe de tenir compte. Selon les cas, elles doivent être considérées comme premières ou comme secondes, à moins qu'il ne soit impossible de décider de leur caractère premier ou second.
Dans l'étude d'Esptein sur les effets de l'irrigation au Sud de l'Inde, les changements dans les valeurs sont seconds. Si l'on veut utiliser le langage marxiste, on dirait que le processus relève d'une interprétation " matérialiste ": les changements dans les valeurs sont ici le produit du changement dans les forces et les rapports de production. Comme l'irrigation n'atteint pas les terres des Paysans de Dalena, ceux-ci ne peuvent en profiter pour rendre leurs terres plus rentables. Mais les mouvements créés par l'irrigation des terres avoisinantes fournissent, au moins aux plus riches d'entre eux, l'occasion d'investir leur surplus dans des entreprises de travaux publics, de transports ou de service. Ces nouvelles activités font qu'ils ont désormais des relations permanentes avec les gens des villes. Ils adoptent donc les symboles de statut qui ont cours en ville. Les Intouchables appartenant au territoire de Dalena sont en situation de sous-emploi chronique. Avec l'irrigation, des occasions s'offrent à eux de s'employer en ville ou dans les entreprises de service. Leur "sens de la communauté", s'en trouve affaiblie. D'autant qu'ils sont recrutés non sur des critères ascriptifs, mais sur des critères méritocratiques et qu'ils se retrouvent dans des équipes composées d'individus de toute provenance. Par suite de la dislocation des structures sociales indirectement produite par l'irrigation, les villageois de Dalena se mettent à accorder une attention plus importante aux divinités pan-indiennes et à négliger les dieux locaux. Toute analyse peut être conduite en se conformant strictement à des principes "matérialistes". A l'inverse, dans le cas de l'étude de Dore sur le Japon, c'est plutôt le modèle "idéaliste" qui convient : si les Hollandais n'avaient pas importée leur idéologie physiocratique, l'histoire du développement japonais eût été sans doute différente. Dans d'autres cas encore, il est impossible de décider du caractère premier ou second des idées et des valeurs. Dans la théorie de Weber - Trevor Roper, la vision calviniste du monde favorise l'esprit d'entreprise, mais son attrait et, par suite, son influence sont en même temps les conséquences des difficultés et des obstacles que la politique de la Contre-Réforme impose aux entrepreneurs. La place - première ou seconde - des valeurs et des idées n'est donc pas fixée une fois pour toute et il est des cas où, comme dans ce dernier exemple elle ne peut être fixée. Elle est au contraire une fonction de la structure du processus étudié et elle apparaît souvent indéterminée.
Il en va de même de l'importance des conflits sociaux : elle doit, elle aussi, être considérée comme une fonction de la structure d u processus étudié. Il existe sans doute des situations qui placent des ensembles d'acteurs en situation d'opposition mutuelle ; ainsi, lorsqu'il est considéré dans l'instant, le partage des profits et des salaires est un "jeu à somme nulle" : plus les premiers sont élevés, plus les seconds sont bas, et réciproquement. Mais, dans le temps, la pression syndicale en vue d'obtenir des hausses de salaires peut stimuler la productivité et l'augmentation à la fois des salaires et des profits. Selon les contribuer a limites temporelles qu'on assigne au processus, le conflit entre les salaires et les profits apparaît donc soit comme un "jeu"où les intérêts sont diamétralement opposés, soit comme un "jeu" où des éléments de conflit sont indissociablement mêlés à des éléments de coopération, même si cette coopération est involontaire.
Mais s'agissant de la question de l'importance des conflits, il faut surtout souligner deux points. Le premier c'est que la notion de classe n'implique pas celle d'un conflit entre les classes. Cette proposition est involontairement démontrée par Marx lorsqu'il remarque que la substitution de la bourgeoisie à la classe des propriétaires féodaux est le résultat, non d'une lutte à l'issue de laquelle la première aurait eu l'avantage, mais d'un processus dont On peut trouver des exemples dans le règne végétal. L'afflux des métaux précieux en provenance du Nouveau Monde provoque un enrichissement des bourgeois et un appauvrissement des féodaux, exactement comme une modification du climat peut favoriser une espèce et en défavoriser une autre : bien qu'à l'issue du processus l'une des espèces "( domine" l'autre, il n'y a pas eu conflit entre les deux, du moins si l'on en croit Marx. De même, il n'y a pas eu véritablement conflit entre la classe féodale et la classe bourgeoise. En tout cas, le concept de conflit a un sens tout différent ici et dans le cas de conflits du milieu du XIXe siècle entre prolétariat et bourgeoisie. Pour énoncer la même idée en d'autres termes : on ne peut donner aux conflits et notamment aux conflits de clause une importance décisive que si on prête à la notion de conflit une signification indéfiniment extensible, et que si l'on se refuse à distinguer entre les usages métaphoriques et non métaphoriques du concept.
Le deuxième point qu'il faut souligner mais qu'on a quelque pudeur à évoquer tant il est banal c'est que des changements considérables peuvent se produire sans s'accompagner de conflits. L'étude de Epstein fournit encore une illustration pertinente de cette remarque : l'irrigation provoque une modification de la situation de chacun, à laquelle chacun répond au mieux de ses intérêts. Il résulte de l'agrégation de ces stratégies individuelles des changements profonds : renforcement des structures traditionnelles ici, destruction de ces structures là. Reproduction ici, transformation là. Mais ni le changement, ni l'absence de changement ne sont en aucune façon le résultat de conflits.
L'interprétation vulgaire de Weber sous-estime l'importance des conflits lorsqu'il s'agit d'expliquer l'influence du calvinisme sur le développement du capitalisme. L'interprétation vulgaire de Marx (à laquelle Marx lui-même a d'ailleurs amplement contribué) surestime l'importance des conflits dans la', transition "du féodalisme au capitalisme. L'existence et l'influence de ces interprétations démontre bien que les théories du changement social sont souvent, pour employer le langage du Pareto, des dérivations habillant des résidus : elles visent moins à rendre compte de la réalité qu'à mettre celle-ci au service de sentiments et de passions.
Les processus sociaux ne sont nécessairement ni endogènes, comme le veulent souvent les sociologues, ni exogènes, comme paraît le vouloir Nisbet. De nouveau, l'attribution de l'un ou l'autre de ces caractères à un processus ne relève pas du postulat mais du constat.Certains processus peuvent être traités de manière endogène. C'est ce que fait par exemple Smelser lorsqu'il analyse le processus de développement de l'industrie textile anglaise au XVIIIe siècle, et montre qu'il résulte d'une suite de goulots d'étranglement. Ainsi, l'apparition des métiers à tisser fait naître une demande d'innovations permettant une accélération des livraisons de fil. Ces innovations entraînent à leur tour des conséquences : progressivement, la production du fil est assurée en atelier plutôt qu'à la ferme ; la mécanisation du tissage, puis de la filature entraîne des mouvements migratoires, etc. Bien entendu, il ne faut tirer de tels exemples la conclusion que tout processus évolutif ulte de la résorption de goulots d'étranglement, de "dysfonctions" ou, pour employer le vocabulaire marxiste, de "contradictions" En effet, d'autres processus évolutifs sont exogènes, tandis que d'autres encore peuvent être dits endogènes-exogènes, dans la mesure où, à une certaine étape, le développement du processus provoque une réaction d'acteurs qui jusque là étaient restés passifs. Des exemples correspondant à ces deux catégories peuvent être aisément imaginés.Les initiatives de l'administration brésilienne pour résoudre le problème du Nord-Est constituent un exemple de processus exogène3.L'apparition de la charrue à soc métallique dans l'Europe du Moyen Age est, de même, l'exemple d'un changement exogène qui devait ensuite provoquer une réaction en chaîne. L'exemple étudié par Mendras, de l'introduction du mais hybride est un autre exemple de changement exogène générateur de réactions en chaîne (4).
Plusieurs exemples de processus endogènes-exogenes ont, de même, été évoqués plus haut : le racisme "involontaire" qui se développe dans les milieux syndicaux américains entre les deux guerres provoque une réaction de 1'"opinion" et de l'appareil politique. A partir du moment où elle devient visible et où l'on ne peut faire mine de l'ignorer ou de la traiter comme une affaire "interne" aux syndicats, la dénonciation de pratiques discriminatoires contradictoires avec les valeurs fondamentales de la société américaine devient un thème exploitable pour les intellectuels qui font profession de veiller à la sauvegarde des valeurs, et pour les politiques qui peuvent y trouver une occasion de se faire valoir et de s'assurer une clientèle. Un tel processus est bien endogèneexogène. Dans la première phase, les pratiques syndicales provoquent un effet endogène en spirale qui se développe à l'intérieur du système composé par les quatre catégories d'acteurs : chefs d'entreprises, ouvriers blancs, ouvriers noirs, responsables syndicaux. C'est seulement au-delà d'un seuil que l'effet de spirale déclenche l'intervention d'acteurs jusque là étrangers au systèmes.
De même, le développement de l'industrie agro-alimentaire consécutif à la Seconde Guerre mondiale a provoqué une uniformisation et peut-être une baisse de qualité des produits alimentaires.Face à cette situation, le consommateur est dépourvu de moyens d'action. D'abord parce qu'il appartient à un groupe atomisé de grande dimension. En conséquence, les coûts d'une participation éventuelle de sa part à une action collective de protestation sont élevés, et ses avantages faibles. Quel poids la protestation d'un individu appartenant à un groupe "latent" de grande dimension peut-elle avoir ? La protestation est une stratégie peu recommandable dans une situation de ce type. D'un autre côté, le consommateur ne peut recourir à la désertion ou à la défection à l'exit au sens de Hirschman, puisque la détérioration est uniforme. Cela résulte de ce que chaque producteur est condamné à industrialiser ses produits à partir du moment où les autres le font. Le consommateur ne peut donc changer de fournisseur : cela ne servirait à rien. Jusqu'à ce point on a affaire à un processus strictement endogène : les producteurs sont incités à industrialiser les produits par l'effet d'un mécanisme auto-entretenu. Ce mécanisme n'a guère de chances de donner naissance à l'apparition d ~un feed back négatif endogène, puisque les consommateurs de leur côté, sont pratiquement privés, de par la structure de la situation qui est la leur, de la possibilité de recourir soit à la protestation soit à la défection. Comme dans le cas précédent, la dysfonction ou la contradiction peut être résolue par l'entrée en scène d'acteurs extérieurs au système constitué par le groupe des consommateurs d'une part, par le groupe des producteurs de l'autre. Bien sûr, il faut aussi que ces acteurs existent et qu'ils aient à la fois la capacité et la motivation pour intervenir. Comme ces trois conditions ne sont pas nécessairement réunies, ce feed back négatif exogène peut ne pas apparaître. Comme dans le cas précédent, des "entrepreneurs" peuvent être tentés par l'idée d'exploiter le mécontentement latent. Bien entendu, ces entrepreneurs ont toutes chances d'être recrutés dans des catégories différentes de celles de l'exemple précédent, car il s'agit ici d'exploiter un mécontentement et non de dénoncer des pratiques contradictoires avec des valeurs fondamentales.
En résumé, lorsqu'on analyse un processus (At, Bt, ... Pt) -> (A't+k, B't+k, ..., P't+k) plusieurs cas de figure peuvent se présenter. Dans un premier cas des acteurs ou ensembles d'acteurs a1, a2 ..., en produisent en t les résultats ou phénomènes At, Bt, "', Pt.Ces résultats comportent des conséq uences ils modifient la situation ou, selon les cas, contribuent au maintien de la situation dans laquelle se trouvent certaines catégories d'acteurs ; ceux-ci modifient en conséquence leur comportement et produisent en t + k les résultats A't+ k, B't+ k, P't+k. Le processus est purement endogène. C'est à ce type de processus que la tradition marxiste comme la tradition fonctionnaliste accordent la plus grande attention.
Lorsque le processus (At, Bt, ... Pt) -> (A't+k, B't+k, ..., P't+k) doit être expliqué par l'intervention en t d'un acteur ou groupe d'acteurs non inclus dans l'ensemble a1, a2,... an , on a affaire à un processus exogène, plus précisément a un processus exogèneendogène ou encore à un processus d'origine exogène.
Lorsque le processus est d'abord endogène, et que les résultats produits par les groupes dacteurs a1, a2,... an entraînent une réaction d'acteurs (par exemple ap ) non impliqués dans le système d'interaction, à un certain moment entre t et t + k, et qu'il est indispensable de tenir compte de cette intervention pour expliquer l'état du processus en t + k, on peut dire que celui-ci est endogèneexogène.
On peut adresser à ces distinctions une objection
: les frontières d'un système ne sont pas une donnée
naturelle ; pourquoi ne pas définir d'entrée de jeu un système
comprenant non seulement les acteurs
a1, a2,... an mais aussi
ap. Dans ce cas le processus peut être considéré
comme entièrement endogène. Mais ce faisant, on perd une
distinction essentielle. De plus, on risque de faire des dysfonctions ou
contradictions produites par le système la cause exclusive du changement.
Or pour qu'il y ait réaction, il faut qu'il existe des acteurs ayant
un penchant ou un intérêt à manifester une réaction.Cela
n'est à l'évidence pas toujours le cas (2).
Le " Monopole "étudié par Crozier illustre une situation
de blocage où les dysfonctions l'intérieur ni à l'extén'entraînent
pas de réaction : aucun acteur ni a rieur du système n'a
à la fois la motivation et la capacité de les corriger. Mais
il n'y a à cette situation aucune nécessité on a vu
au contraire qu'elle était le produit d'une convergence de données
qui doit être tenue pour contingente, L'avantage de maintenir une
distinction entre processus endogènes et processus endogènes-exogènes
est donc d'éviter de faire de la réaction éventuelle
d'acteurs non impliqués dans le système à l'origine
une nécessité découlant de la
présence de dysfonctions. Les dysfonctions (ou contradictions) peuvent
produire ou ne pas produire de réactions correctives, cela dépendant
largement de facteurs contingents, c'est-à-dire d'effets Cournot.
Il est intéressant d'observer qu'un auteur comme Marx, dans ses oeuvres ésotériques au moins, est parfaitement conscient de la pertinence de la distinction. Le IIIe livre du Capital est resté inachevé peut-être parce que Marx avait clairement conscience de deux principes difficilement conciliables : pour qu'un processus soit prévisible et déterminé, il faut qu'il soit endogène. Mais un processus endogène peut engendrer des "contradictions" dont la "solution" ne peut être considérée comme résultant mécaniquement des contradictions elles-mêmes. La loi de la baisse du taux de profit est présentée comme tendancielle, car Marx avait fort bien vu que des facteurs exogènes (concentration due au progrès technique) et endogènes (les capitalistes sont incités à freiner la baisse du taux de profit par le recours à l'entente) pouvaient contribuer à la mettre en défaut, sans qu'il y ait à cela de nécessité. Au total, la loi est tendancielle au sens où il s'agit d'un simple énoncé de possibilité. Elle découle dun modèle théorique dont Marx a bien perçu qu'on ne pouvait sans précaution en tirer des conclusions empiriques.
De même, on ne peut postuler mais seulement constater et tenter d'expliquer a posteriori la forme d'un processus entre t et t + k. Sur ce point, je me contenterai d'un exemple rapide. A la suite d'Adam Smith on a longtemps considéré la division du travail comme un processus auto-entretenu relevant d'une analyse endogène (3). On en a tiré la conséquence qu'une tendance à la concentration des entreprises était inévitable, et que la distribution des entreprises en fonction de leur dimension était vouée à se déformer dans un sens constant. Or on observe dans le cas de la France une relative constance de la distribution elle-même (4). La petite entreprise n'en finit pas de mourir, contrairement aux attentes des théoriciens du changement. L'erreur de prédiction est due à ce qu'on avait indûment privilégié certains facteurs. Bien entendu, la constance de la distribution est un phénomène complexe résultant de processus exogènes et endogènes. Elle est plus difficile à expliquer que ne l'aurait été la tendance à la concentration, si celle-ci avait été effectivement observée. Mais on perçoit bien certaines des raisons qui, dans la période récente oeuvrent contre la " tendance" à la concentration. Une de ces raisons n'est autre que le développement du pouvoir syndical qui, dans le cas de la France et de l'Italie pousse les chefs d'entreprises a recourir à la sous-traitance et à la décentralisation, pour retrouver une capacité d'adaptation aux aléas de la conjoncture (5).
Il faut donc se rendre à l'évidence : les théories générales du changement social n'existent pas et ne peuvent exister. Selon les cas, un processus (At, Bt, ... Pt) -> (A't, B't, ..., P't) apparaît ou non soumis à un déterminisme strict. Cela dépend de la structure du processus. Telles ou telles variables ou catégories de variables peuvent ou non avoir une importance dans l'explication du processus. Les idées et les valeurs peuvent jouer un rôle décisif ou non, en fonction de la structure du processus. Certains processus sont isomorphes à des processus écologiques qu'on peut observer dans le domaine végétal ; on peut donc se dispenser de les décrire en recourant à la catégorie des conflits. D'autres au contraire impliquent une interaction stratégique entre des groupes d'acteurs. Certains processus produisent des résultats linéaires ou cycliques, jusqu'à ce qu'un bombardement exogène vienne perturber l'allure du processus, ou qu'un mécanisme de rétroaction soit déclenché, si les conditions pour cela, toujours en partie contingentes, sont réunies. La réciproque de ia proposition précédente est qu'il est toujours possible de trouver dans la réalité des exemples inépuisables de processus capables de conforter n importe quelle théorie du changement social.
C'est pourquoi, comme l'a noté Stark (6), un débat persiste dans toute l'histoire des sciences sociales discussnon qui prend des expressions variables selon les époques entre les tenants d'une vision mécaniste et les tenants d'une vision organiciste du changement, entre les "idéalistes" et les "matérialistes", entre les théoriciens du conflit et les porteurs d'une vision "écodynamique", pour parler comme Boulding, du changement. Certes les mots changent avec le temps : au moment où le terme "culturalisme" fait fureur, le terme "idéalisme" est démonétisé. L'un et l'autre sont cependant porteurs de visions largement concordantes. L'étude de ces glissements linguistiques serait passionnante (7). Je ne peux ici que me contenter de la suggérer.
Un point en tout cas est sûr : bien qu'ils emploient d'autres mots, les théoriciens du changement social se posent les mêmes questions que la "sociologie historique", laquelle se posait déjà, comme le suggère Schumpeter, les mêmes questions que la "philosophie de l'histoire" (8). La permanence de ces questions provient de ce que les réponses possibles peuvent être également justifiées par des théories qui, pour parler comme Pareto, "reposent sur l'expérience et dépassent l'expérience".
C'est pourquoi on observe des cycles et des alternances dans la représentation du changement : alternance entre les théories du conflit et les théories organicistes, entre les théories culturalistes et les théories économistes, etc. Mais ces cycles sont parfois difficilement discernables en raison des différences dans le choix des mots d'un cycle à l'autre. Le mot organisme est remplacé dans un autre cycle par le mot système ; le mot idéaliste par le mot culturaliste etc.
Il n'y a aucune raison, il importe de le souligner avec force, d'établir une hiérarchie entre ces catégories de questions et de supposer par exemple que les premières sont plus "importantes" que les troisièmes ou l'inverse. Mais il y a lieu d'être attentif aux démarcations entre les trois catégories. En fait, on peut à bon droit soutenir que toutes les ambiguités des théories du changement social proviennent, soit de ce qu'on ne tient pas compte de ces distinctions, soit de ce que, les ayant subodorées, on confond ces catégories ou qu'on place telle théorie particulière dans une case à laquelle elle n'appartient pas.
Je ne reviens pas sur le troisième type, celui des questions métaphysiques. Je pense avoir démontré que beaucoup des questions auxquelles les théories du changement social cherchent à répondre appartiennent à ce type.
D'autres questions comportent, de par leur forme, des réponses conjecturales. La plupart des "lois" énoncées par les théoriciens du changement social me paraissent être de ce type. Lorsque les théoriciens de la mobilisation sociale et politique veulent que celle-ci apparaisse surtout lorsqu'une période de croissance est suivie d'une récession brutale, ils énoncent moins une loi stricto sensu. qu'une possibilité, Il suffit pour s'en convaincre de remarquer que d'autres avancent à l'inverse que la même mobilisation apparaît surtout lorsqu'une période de stagnation est suivie d'une croissance brusque.A l'évidence, les deux "lois" ne sauraient être vraies simultanément. Cela ne veut pas dire qu'elles n'aient aucun intérêt. Au contraire, elles attirent l'attention sur la possibili'té de certains états de choses.Il en va de même des lois de Tocqueville et de Durkheim selon lesquelles le relâchement des contraintes peut être cause d'"anomie", ou de rébellion. En raison de leur caractère paradoxal, elles ont une grande importance. .. . elles attirent l'attention sur le fait que le relâchement des contraintes peut avoir des effets inverses de ceux qu'on s'attend en général à observer. Mais toutes ces propositions ont le caractère d'énoncés de possibilité plutôt que de lois.
Lorsqu'un énoncé de ce type est associé à l'impression que l'état de choses possible est en même temps plus vraisemblable que l'état de choses opposé, on parlera volontiers de conjecture. Ainsi, la proposition, un blocage de loyers en période d'inflation risque de produire une détérioration du parc immobilier peut être considérée comme une conjecture fondée. Il est très vraisemblable que la mesure de blocage dissuadera les propriétaires d'entretenir leur bien, et certain qu'ils ont une autonomie de décision à cet égard. La conjecture est même si vraisemblable qu'on peut parler de loi conditionnelle : Si A, B,. Dans ce cas, on peut aisément anticiper les effets de la mesure A sur les motivations de l'acteur (il est moins motivé à entretenir son bien) et l'on sait que celui-ci a la capacité d'agir en fonction de ses motivations.
Il existe donc une gradation logique qui va des énoncés de possibilité aux lois conditionnelles, en passant par les conjectures, celles-ci pouvant être plus ou moins vraisemblables.
Comme les développements des chapitres précédents le montrent, de façon suffisante me semble-t-il, il existe dans les sciences sociales une tendance au surclassement de ces énoncés. Les énoncés de possibilité sont souvent présentés comme des conjectures, voire comme des lois ; les conjectures sont souvent présentées comme des lois.Ainsi toutes les "lois" de la mobilisation politique sont en fait de simples énoncés de possibilité. Il en va de même de la loi de la baisse "tendancielle", des taux de profit : ceteris paribus, toutes choses égales d'ailleurs, le taux de profit doit baisser. Mais on ne peut affirmer que toutes choses restent égales d'ailleurs, et on a de bonnes raisons de croire au contraire que les conditions faute desquelles la loi cesse d'être valide ont toutes chances de ne pas être constantes.
Il en va de même de la loi parsonienne de la nucléarisation de la famille. Elle est valable si on oppose les sociétés traditionnelles aux sociétés modernes. Les liens familiaux ont une importance sociale assurément plus grande dans les premiêres que dans les secondes. Cette remarque énonce une proposition descriptive peu contestable.
Mais on ne saurait en tirer sans précaution aucune loi, fût-elle "tendancielle", quant à 1'évolution des structures familiales. Rappelons que, selon Caplow, les liens familiaux apparaissent comme plus étroits dans l'Amérique de 1970 que dans l'Amérique du début du siêcle.
Contrairement aux croyances qui s'affirment à travers les ambitions des théoriciens du changement social, les lois, même conditionnelles sont peu nombreuses. Il en existe certes. Celles par exemple dont un gouvernement ayant le souci de la prudence doit tenir compte. Ces "lois" apparaissent lorsqu'une double condition est réalisée : il faut que l'apparition de l'état de choses A produise un changement dans les motivations de certaines catégories d'acteurs qui puisse être aisément anticipé ; il faut en outre pouvoir affirmer que le changement dans les motivations entraînera effectivement un changement dans les comportements. Ce n'est pas un hasard que de telles lois puissent surtout être énoncées dans le domaine économique ; ici, les préférences des acteurs peuvent être, dans certains cas du moins, plus facilement ordonnées et anticipées.
Mais s'il y a généralement lieu de déclasser les "lois" proposées par les théoriciens du changement social et de considérer qu'elles sont en fait dans la plupart des cas de simples énoncés de possibilité il faut voir aussi que d'autres questions traitées par les théoriciens du changement social relêvent d'un traitement rigoureusement scientifique. Une partie de la littérature sur le changement social me paraît en d'autres termes, inclure des théories dont le degré de scientificité n'est pas moindre que celui auquel aspirent normalement les théories des sciences de la nature. Autant il est nécessaire de prendre une mesure exacte de la fragilité de certaines théories du changement social, autant il faut souligner que d'autres suivent des démarches rigoureusement indistinctes que celles des sciences dites exactes.Ces distinctions me paraissent essentielles. Elles permettent, je crois, de mettre un terme à un débat difficile qui remonte, au moins, à Dilthey et Rickert, celui de la dualité ou de l'unité des sciences de la nature et des sciences sociales (9).
Considérons à nouveau, pour illustrer ce point, quelques-uns des exemples évoqués plus haut.
Comme je l'ai suggéré au chapitre précédent, la théorie de Weber Trevor Roper sur la relation entre le calvinisme et le développement du capitalisme ne se distingue pas, d'un point de vue logique ou plus précisément épistémologique, des théories des sciences de la nature. Weber est frappé par un certain nombre de faits qui le surprennent : les entrepreneurs du XVIe siècle sont trop souvent calvinistes Pour que la relation puisse être interprétée comme due au hasard ; même dans les pavs luthériens, les banquiers sont calvinistes. Weber est naturellement amené, à partir de ces observations, à s'attacher aux distinctions entre calvinisme et luthéranisme et à faire de la plus visible d'entre elles, le sens de la prédestination, un facteur décisif.Jusqu'à ce point, la méthode employée relève des canons classiques de la méthode comparative, tels qu'ils ont été énoncés par Stuart Mill.Mais Weber ne s'arrête pas à ce point : une relation n'a de signification que si on peut y voir le résultat de comportements intelligibles.En fait, Weber lui-même ne réussit pas à satisfaire complètement aux exigences qu'implique l'impératif de la compréhension qu'il a défini :que le succès dans les affaires doive pour le calviniste être le signe de son élection dans l'au-delà a l'allure d'une proposition ad hoc. Bref, Weber ne parvient pas à convaincre que le comportement soit explicable par la croyance. D'un autre côté, si la théorie de Weber réduite à l'interprétation vulgaire que je viens d'en donner "explique" certains faits, il en est beaucoup d'autres qu'elle n'explique pas : que les banquiers genevois, s'ils sont tous calvinistes, ne soient jamais d'origine genevoise ; que les banquiers de Cologne soient catholiques ; ou que beaucoup d'entrepreneurs soient juifs, comme l'avait noté Sombart (10).
Avec Trevor Roper, les "intuitions" de Weber sont préservées dans ce qu'elles avaient de valide : il est exact que l'éthique protestante est beaucoup plus tolérante que l'éthique catholique à l'endroit des activités commerciales et industrielles. Un protestant a peut-être plus de chances de se lancer dans les affaires ; mais surtout un homme d'affaires a plus de chances d'être attiré par l'érasmisme et par le protestantisme d'obédience calviniste. Sous cette forme, la relation est "compréhensible",. Mais d'un autre côté, Trevor Roper montre que si on étudie les effets de la Contre-Réformesur la situation des individus appartenant à l'élite des affaires, on peut non seulement rendre compte des faits relevés par Weber, mais de beaucoup d'autres, y compris de ceux que la théorie de Weber n'expliquait pas ou qui apparaissaient incompatibles avec elle. Ainsi, le fait que les banquiers soient calvinistes dans les pays luthériens s'explique comme la conséquence de migrations et n'est que très indirectement lié au dogme de
la prédestination, De même, la concentration d'hommes d'affaires catholiques à Cologne ou juifs à Amsterdam s'explique sans aucune difficulté dans le cadre de la théorie de Trevor Roper.
La théorie de Weber explique un ensemble de données agrénées (M), mais en utilisant une théorie microsociologique m(S) contestable parce quelle a le caractère d une théorie ad hoc ou post factum (11), c'est-à-dire d'une théorie inventée pour les besoins de la cause, et que d'autre part elle satisfait très imparfaitement au critère de la compréhension. [Nous avons parler de] transposition pour désigner la démarche consistant à calquer de manière ad hoc une théorie microscopique sur l'effet agrégé que cette théorie est censée expliquer. Chez Trevor Roper, les énoncés microsociologiques sont entièrement satisfaisants dans la mesure où ils satisfont au critère de la compréhension. D'un autre côté, ils font du comportement observé une réponse à une situation : l'homme d'affaires a des chances d'être attiré par l'idéologie érasmienne et par l'éthique calviniste, lesquelles sont par ailleurs antagonistes sur des points essentiels ; mais il est aussi incité à émigrer vers des eaux plus chaudes et à s'affilier à linternationale calviniste, à moins qu'il ne se reconvertisse, à partir du moment où la ContreRéforme paralyse ses activités. Au total l'ensemble (N) de faits expliqués par la théorie de Trevor Roper est beaucoup plus important que l'ensemble (M) dont Weber rend compte. D'un autre côté (M) est entièrement contenu dans (N). La relation m(S) est quant à elle compréhensible. Enfin, les caractéristiques de la situation à laquelle sont exposés les acteurs sont rattachées à des données macrosociologiques M mises en évidence par l'enquête : S(M".
L'histoire de la théorie de W eber-Trevor Roper constitue une parfaite illustration des processus de la découverte scientifique ou de la "croissance des connaissances", tels qu'ils sont décrits par les philosophes modernes des sciences, de Popper à Lakatos. Dans la forme que lui a donnée Trevor Roper, la théorie atteint à un degré élevé de crédibilité (12). Par une combinaison d'un petit nombre de propositions, toutes acceptables, elle explique un nombre considérable de données d'observation. De sorte qu'il est difficile d'imaginer une théorie qui, à la fois, serait très différente et qui expliquerait le même ensemble ou un ensemble plus important de données.
Il est inutile de multiplier les exemples, mais on pourrait faire des observations analogues à propos de plusieurs des études évoquées dans les chapitres précédents. Ainsi, l'étude d'Epstein sur les effets de l'irrigation dans l'Inde du Sud rend compte d'un ensemble considérable de données relatives à l'évolution des rapports entre les sous-groupes et entre les sexes, à l'évolution des pratiques symboliques et des activités économiques. Elle interprète ces évolutions complexes à partir d'un petit nombre de propositions qui satisfont entièrement au critère de la compréhension, et y voit des effets d'agrégation dûs aux changements provoqués par l'irrigation sur la situation des acteurs. L'ensemble des données expliquées est si considérable qu'il est difficile d'imaginer qu'une théorie très différente puisse en rendre compte, ce qui assure à la théorie un degré de crédibilité élevé.
A l'évidence, ce degré de crédibilité est largement supérieur à celui des théories structuralistes ou culturalistes qui, sur la foi de principes généraux, veulent qu'un changement exogène survenant dans une société traditionnelle doive toujours produire, soit un mécanisme de rejet (At Bt ... Pt -> At+k Bt+k ... Pt+k),soitun mécanisme de réaction en chaine (At Bt ... Pt -> A't+k B't+k ... P't+t+k).Epstein montre au contraire quon peut observer des changements qu'on peut qualifier d'incohérents si on le souhaite, mais elle explique en même temps pourquoi ces changements sont incohérents.Des théories culturalistes à une théorie comme celle de Epstein, le progrès accompli est de nature analogue à celui du cas précédent. Un ensemble complexe de données M est expliqué par une théorie {M} =M m {[S (M)]} dont toutes les propositions sont aisément acceptables. La théorie microsociologique m ( ) démontre bien la fonction d'adaptation des nouveaux comportements, les données M étant pour leur part interprétées comme des effets de composition ou d'agrégation.
La même analyse pourrait être faite de la théorie de Hagen.(...). Elle représente ainsi un progrès au sens popperien du terme par rapport à des théories du développement plus ambitieuses, mais aussi plus incertaines.
On peut donc isoler dans les théories du changement social un ensemble de théories ensemble dont il est naturellement difficile de tracer les limites obéissant rigoureusement aux critères qui, selon les épistémologues modernes, définissent les théories scientifiques. Des processus cumulatifs incontestables peuvent être observés dans certains cas, telle théorie T'expliquant toutes les données dont une théorie précédente rendait compte mais en expliquant aussi d'autres.
Bien entendu, la notion de compréhension n'a pas d'équivalent dans les sciences de la nature. Des jugements tels que :"X se se comporte de telle manière parce que cela est de son intérêt" ou "X valorise tel objet parce que cet objet est un symbole de modernité", n'ont évidemment de signification que si X est un sujet humain, Mais il faut voir que, comme les jugements portant sur des états de choses non subjectifs de tels jugements peuvent être soumis à une évaluation critique. Ainsi, je peux dans un premier temps avoir le sentiment que le comportement d'autrui est "irrationne", et remarquer dans un second temps, m'étant mieux informé, que son comportement est compréhensible à condition de tenir compte de certaines données qui m'avaient d'abord échappé.
Mais ce qu'il importe surtout de remarquer, c'est que la forme de l'explication n'est pas affectée par la nature de X. Une théorie est toujours un ensemble de propositions acceptables dont la combinaison permet d expliquer un ensemble plus ou moins complexe de données.Dans tous les cas une théorie T'sera préférable à une autre (T), si T soit fait l'économie de propositions douteuses contenues dans T, soit permet d'expliquer un ensemble de données plus complet (13) ?
Les théories du changement social peuvent donc obeir et obéissent effectivement dans certains cas à une "logique de la découverte scientifique" et à des procédures de validation rigoureusement semblables aux théories des sciences de la nature. Elles peuvent, comme elles, atteindre des degrés variables de crédibilité. On peut dans certains cas décider sans ambiguïté possible qu'une théorie est préférable à une autre. On peut sans difficulté mentionner des exemples irrécusables de progrès d'une théorie à lautre. L'analyse du changement social n'est donc en aucune façon une science nécessairement inexacte, destinée de par la nature de son objet à s'abandonner aux procédés incommunicables de l'Interprétation. Certes on peut "comprendre" le comportement d'un individu et non celui d'un atome, mais on n'explique pas un système social autrement qu'un système physique. La relation de compréhension sur laquelle Weber a opportunément insisté est caractéristique du couple observateur/sujet, mais elle est totalement dépourvue de signification, contrairement à un contre-sens parfois commis sur la pensée de Weber, s'agissant du couple observateur/système social ou du couple observateur/processus social.
Les théories du changement social ne peuvent appartenir au genre scientifique (au sens popperien) qu'à une condition : que les données dont on recherche l'explication constituent un ensemble bien défini. Ce qui implique que de telles théories ne peuvent être que locales et partielles. On le voit dans le cas de la reprise par Trevor Roper de la théorie de Weber. Le premier explique un ensemble plus complet de données définies. Mais en même temps, il propose une théorie à ambition plus réduite : il ne s'agit plus d'expliquer l'origine du capitalisme question qui n'a peut-être pas de sens (14) mais seulement d'expliquer un ensemble de données relatives aux entrepreneurs capitalistes au XVIe et au XVIIe siècle.
Il en va de même de la théorie de Hagen. Contrairement aux ambitions de son auteur, elle ne propose ni une théorie générale du développement ni même une théorie du développement de la Colombie du xxe siêcle, mais elle explique de manière parfaitement convaincante l'apparition d'une classe d'entrepreneurs à cette époque. en même temps qu'un nombre considérable de données sur les caractéristiques de cette classe. Il est d'ailleurs intéressant d'observer que le relatif oubli dans lequel cette théorie est tombée résulte de ce que, voulant lui donner une portée générale, Hagen a été conduit à interpréter ses données à l'aide de propositions dont la fragilité est três vite apparue, étouffant ainsi une théorie partielle originale et dotée d'un haut niveau de crédibilité sous une théorie générale faiblement convaincante.
A l'évidence, des notions telles que "modernisation" développement politique "développement économique", "pauvreté", "développement du capitalisme", etc. ne désignent pas des ensembles de données définies. En conséquence, les théories de la reproduction de la pauvreté, de la modernisation, etc. ne peuvent appartenir au même genre que les théories précédentes. Cela signifie-t-il, comme le suggêre Nisbet, qu'elles soient dépourvues d'intérêt ? Je ne crois pas que cette conclusion soit nécessaire. Ma position a cet égard serait critique et relativiste, là où la sienne est sceptique : autant il est indispensable de prendre conscience de la différence de nature logique entre, par exemple, la théorie de Hagen et la théorie du cercle vicieux de la pauvreté, autant il est péremptoire d'affirmer que la premiêre a un sens et l'autre non. Que la première mais non la seconde soit justiciable des procédures popperiennes est un fait. Que la seconde soit dépourvue de fondement et de sens est une affirmation qui ne se déduit pas de ce fait.
C'est cette distinction qu'il faut maintenant examiner.
Mais auparavant il est utile, pour introduire le sujet, d'évoquer le dialogue à distance qui s'est instauré entre Durkheim et Simmel à propos de cette distinction. En 1894 paraît dans la Revue internationale de sociologie un texte de Simmel sur "la différenciation sociale" qui met à mal les prétentions nomologiques de Durkheim : La manie de vouloir absolument trouver des "lois" de la vie sociale est simplement un retour au credo philosophique des anciens métaphysiciens, selon lequel toute connaissance doit être absolument universelle et nécessaire,,- Six ans après, en 1900, Durkheim adresse à Simmel la réponse du berger à la bergêre dans un article de la Rivista italiana di sociologia sur " La sociologie et son domaine scientifique". La sociologie formelle que Simmel entend promouvoir "ne sert qu'à la maintenir [à maintenir la sociologie] dans l'idéologie métaphysique dont elle éprouve au contraire un irrésistible besoin de s'émanciper". Le "métaphysicien " c'est donc Simmel. Mais en même temps, et c'est là tout l'intérêt de son texte, Durkheim démontre qu'il a fort bien compris l'ambition de Simmel et le dessein résumé par l'expression de "sociologie formelle ", même s'il les rejette et les condamne au nom de l'"'abstraction". Ce que Durkheim reproche à Simmel c'est en effet de vouloir suivre l'exemple de Smith ou de Ricardo, c'est-à-dire de recourir comme nous dirions aujourd'hui à la méthode des modèles activité qui lui paraît appartenir à un passé une fois pour toutes révolu : "la vieille économie politique réclamait elle aussi le droit à l'abstraction [...]". Contre une méthodologie qui lui paraît archaïque et qui rappelle, selon lui, la vieille économie politique Durkheim défend sa conception nomologique de la sociologie : comme la physique telle qu'il se la représentait et telle qu'elle était peut-être à cette époque, mais telle qu'elle n'est certainement plus aujourd'hui la sociologie doit chercher à établir les régularités empiriques gouvernant les faits sociaux considérés dans leur extériorité et dans leur irréductible spécificité aux "faits individuels".
Il serait facile de montrer qu'un livre comme Philosophie de l'argent est en effet une somme de modèles et que le mode de pensée de Simmel y est effectivement comparable à celui des vieux économistes, qui est aussi celui des économistes et de beaucoup de sociologues modernes. Mais cette démonstration sortirait du cadre de cet ouvrage.Et je préfère pour illustrer la distinction introduite par Simmel utiliser un exemple plus récent et qui fait bien apparaître l'abîme épistémologique qui sépare la notion de modêle de celle de loi.
En 1929, Hotelling (15) publie un article qui devait jouir d'une sorte de record de longévité. En 1970, Hirchman s'inspirait encore, dans un petit livre qui fut lui aussi très remarqué, de l'article de Hotelling. L'article pose un problème qui à première vue paraît tout à fait artificiel, et qui évoque les devinettes logiques que certains journaux proposent à leurs lecteurs. Imaginons quun village soit constitué par un alignement de maisons situées au bord d'une route rectiligne. Le village n'ayant pas d'épicerie, deux épiciers se proposent, au même moment, de s'y installer. On suppose qu'ils peuvent librement choisir leur emplacement et qu'ils prennent leur décision indépendamment l'un de l'autre. Si on représente le village par un segment rectiligne borné par les deux extrémités A et B, la question est de savoir en quel point du segment AB les deux épiciers vont sinstaller. On suppose que les épiceries seront de qualité comparable et que les villageois donneront leur clientèle à l'épicerie la plus proche de leur domicile. Quant aux épiciers, ils souhaitent avoir la clientèle la plus nombreuse possible.
Bien entendu, si le choix des emplacements était effectué, non par les épiciers, mais par les villageois, ceux-ci décideraient de placer les épiceries respectivement au tiers (C) et aux deux tiers ({D}) du segment AB. Ce choix serait d'ailleurs satisfaisant pour les épiciers eux-mêmes, qui se partageraient alors la clientèle de manière égalitaire.
Il est peu vraisemblable que les épiciers choisissent en fait cette solution. Le premier ne choisirait de se placer au point C (au tiers de AB) que si l'autre se plaçait en {D} (aux deux tiers), mais par hypothèse, il n'en a pas l'assurance. Il sait seulement que, comme lui, un concurrent projette de s'installer dans le village. De même, l'autre ne pourrait décider de se placer en {D} que s'il était assuré que le premier va se placer en C. Comme le lecteur peut le vérifier, on aboutit à la même conclusion si on suppose que les points C et {D} représentent respectivement le quart et les trois quarts, le cinquième et les quatre cinquièmes etc. du segment AB. Toutes ces localisations aboutissent à un partage égal de la clientèle entre les deux épiciers, mais ceux-ci nont aucun intérêt à les choisir. La seule position sûre pour l'un et pour l'autre est le milieu du segment, car elle garantit à l'un et à l'autre que son concurrent ne peut adopter une localisaton qui le priverait d'une partie de sa clientèle potentielle.
On aboutirait d'ailleurs au même résultat si on laissait les épiciers choisir leur emplacement à tour de rôle. Le premier devrait se placer au milieu du segment, car toute autre solution permettrait au second d'attirer plus de la moitié de la clientèle. Mais à partir du moment où le premier s'installe au milieu du segment, il faut aussi que le second s'y place, sauf à se pénaliser lui-même. Cette solution ne présente pour les épiciers aucun avantage par rapport à la solution "un tiers-deux tiers" et elle a linconvénient d'être désavantageuse pour les villageois. En effet, ceux qui sont au bout du village auront à effectuer un chemin deux fois plus long que celui qu'ils auraient eu à faire si la solution "optimale" un quart-trois quarts avait pu être adoptée.
Supposons maintenant que le segment AB représente, non plus un village, mais un ensemble de positions idéologiques allant de l'extrême-gauche (A) à l'extrême-droite (B), et que les membres d'un corps électoral puissent théoriquement être placés sur ce continuum. Certains auront l'attitude A, d'autres l'attitude B, d'autres les attitudes intermédiaires. Les modérés occuperont une position voisine du centre du segment. Si on pouvait observer les attitudes idéologiques des gens aussi facilement par exemple qu'on observe leur taille, on pourrait construire une distribution visualisant l'inégale fréquence des diverses attitudes. Cela étant impraticable, on se contentera de supposer que les attitudes modérées sont les plus fréquentes et qu'une attitude est d'autant moins fréquente qu'elle se rapproche davantage des extrêmes.
Ce ne sont plus deux épiciers mais deux partis qui, par hypothèse, vont chercher à se partager cette clientèle, ou plus précisément à attirer à eux une majorité. Pour cela, ils composent un programme électoral qui, lui aussi, correspond par hypothèse à l'un des points du segment AB. Un programme extrémiste de gauche serait représenté par le point A. Un programme situé exactement au milieu du segment serait par hypothèse celui qui satisfait pleinement les électeurs qui sont eux-mêmes situés à ce point. La question est la même que dans le cas précédent : où les deux partis ont-ils avantage à placer leur programme, étant entendu que les électeurs voteront pour celui qui est le moins éloigné de leur propre position ? Comme dans le cas précédent et pour des raisons identiques, la réponse est : au milieu.
Cet exercice ne comporte aucune conclusion empirique et ne permet, en tant que tel, aucune prédiction. Il ne peut être directement, raccordé à la réalité- Tout au plus, permet-il de mieux comprendre pourquoi, dans un système biparti comme le système américain, les résultats peuvent être occasionnellement très serrés et les programmes des deux partis parfois si proches qu'ils peuvent passer pour indistincts. Mais on sait bien que, dans ce système, les programmes ont été à certaines occasions très différents et que certaines victoires ont été éclatantes, comme celle de Nixon contre McGovern en 1972, Il serait donc tout à fait illégitime de tirer du modèle de Hotelling une proposition empirique de type "dans les systèmes bipartis, 1) les deux partis tendent à présenter des programmes proches, 2) le résultat des élections tend à s'éloigner faiblement de la répartition 50/50 (16)". Le résultat des élections est parfois serré, mais il serait excessif non seulement d'admettre qu'il doit l'être, mais même qu'il tend à l'être. Bref, on ne peut tirer du schéma de Hotelling aucune proposition empirique. Il est purement formel. Tout au plus peut-il être considéré comme une interprétation plausible de certaines élections réelles, de nature très particulière.
Mais on peut, comme l'a montré Hirschman, habiller la "théorie" de manière à lui permettre de tenir compte de la diversité des conjonctures. Bien entendu, l'habit doit alors tenir compte des données de chaque conjoncture et varier avec elle. Considérons par exemple l'élection triomphale de Nixon en 1972. Elle contredit assurément la théorie de Hotelling, si on prétend donner à cette dernière une validité empirique (17) . Elle ne la contredit pas si on la prend pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour un modèle idéal ou formel dont les termes doivent être précisés si on entendl'appliquer au monde réel.
Dans sa forme simple, celle qui a été présentée plus haut, la théorie de Hotelling suppose qu'aucun électeur ne s'abstient : chacun vote pour le parti qui propose le programme le plus proche de ses préférences. Bien entendu, si les deux programmes sont situés au voisinage du centre, les extrémistes seront peu satisfaits. Ils seront moins satisfaits en tout cas que les électeurs centristes. Que vont-ils faire ? Il est impossible de répondre à la question en général. Mais imaginons que, comme ce fut effectivement le cas en 1872, le climat idéologique soit propice aux thèmes considérés comme de gauche et peu favorable aux thèmes de droite. Dans ce cas, les extrémistes de gaUche seront davantage portés à protester contre le "centrisme "} du parti dont ils se sentent le moins éloignés que ne le seront les extrémistes de droite.Dans cette conjoncture idéologique, les premiers seront davantage incités à manifester leur mécontentement que les seconds. C'est bien ce qui s'est passé en 1972 : les éléments les plus à gauche du parti démocrate se sont activés pour infléchir le choix du candidat vers la gauche. Mais, conformément au schéma de Hotelling, cela a eu pour effet d'apporter un surplus de voix au candidat républicain et, finalement d'assurer à Nixon une élection triomphale (18).
Une analyse symétrique explique de même la déroute du candidat républicain, le sénateur Goldwater, en 1964, à une époque où le thème de l'ordre était brandi de toutes parts dans les milieux républic ains. La pro tes ta tion des électeurs de droite contribua au choix d'un candidat situé trop à droite et provoqua une victoire sans bavures du candidat démocrate. Le schéma de Hotelling suggère de même une interprétation de la victoire de Reagan : le parti démocrate n'avait pas su ou pas pu répondre au déplacement vers la droite de la distribution des positions idéologiques que bien des enquêtes laissaient pressentir. Le programme démocrate s'est donc, en raison de ce déplacement, trouvé situé trop à gauche.
Bien entendu, ces analyses n'épuisent pas le sujet. Mais si j'ai pris l'exemple de la théorie de Hotelling, c'est qu'elle illustre de manière particulièrement claire, je crois, la nature logique de ce que j'ai appelé les théories formelles. Encore une fois, une théorie de ce type, en tant que telle, ne s'applique à aucune situation réelle. On ne peut en tirer aucune prédiction, ni aucune conclusion empirique. Elle n'est pas réfutable au sens de Popper, puisqu'elle ne comporte aucune affirmation sur le réel. Toujours au sens de Popper, elle n'est pas une théorie scientifique. Mais il est clair par ailleurs qu'elle n'est pas non plus une théorie métaphysique. Les catégories popperiennes ne permettent donc pas de la classer.
Une fois convenablement habillée, la théorie fournit une interprétation, sans doute sommaire, mais suggestive de toute une série de faits.Proprement modulé, le m ême modèle explique par exemple la déroute de Goldwater, comme le succès de Nixon ou de Reagan. Je propose, à la suite de Simmel, d'utiliser l'expression théorie formelle pour désigner cette catégorie de théories fondamentale dans les sciences sociales.La théorie de Hotelling est formelle en ce sens qu'elle ne s'applique à aucune situation réelle et qu'elle représente plutôt une sorte de cadre qui doit être rempli à partir du moment où on se propose de l'utiliser pour rendre compte d'observations réelles. Elle est générale, non au sens où elle rendrait compte de toutes les situations qu'on peut observer, mais au sens où elle peut être utilisée pour rendre compte de situations très diverses, à condition que des précisions convenables lui soient apportées en chaque cas. De la même façon, la relation V = ax + b non seulement ne s'applique en elle-même à aucune réalité particulière, mais elle est même si irréelle qu'elle n'est pas en tant que telle représentable. Pourtant cette relation peut fournir une image adéquate de phénomènes variés, à partir du moment où les valeurs de a et b sont précisées. Pour parler comme Bertrand Russell, une théorie formelle au sens où je prends ici cette expression est un ensemble organisé de "fonctions propositionnelles", c'est-à-dire de propositions ne pouvant prendre une signification empirique qu'à partir du moment où les variables qu'elles comportent sont transformées en constantes.
Bien des théories du changement social sont de ce type. On interprète parfois la "logique de l'action collective " de Olson comme une théorie réaliste, qui aurait comporté la prédiction d'une extinction des mouvements collectifs dans l'Amérique des années 60 et peut-être dans l'ensemble des sociétés industrielles (19). On connaît l'argument principal de Olson : même si les membres d'un groupe latent ont intérêt à agir en vue d'obtenir un bien collectif, c'est-à-dire un bien qui profiterait à tous s'il était produit, ceux-ci sont incités à ne rien faire, d'une part parce que la contribution marginale de chacun est faible, d'autre part, parce que chacun profiterait du bien, et peut être tenté de laisser les autres agir à sa place. Mais cette théorie ne comporte, en tant que telle, aucune conclusion empirique, même "tendancielle" . Elle porte sur une situation délibérément idéalisée dont on voit avec évidence qu'elle n'a guère de chances de se rencontrer, à l'état pur, dans la réalité. Elle ne peut donc être dite ni vraie, ni fausse. Elle n'obéit pas aux critères popperiens de la validation. Elle fournit seulement un cadre formel qui doit être précisé si on veut l'utiliser pour interpréter des situations réelles.Ainsi, Olson a remarqué qu'après une période de stagnation, l'Association Américaine de Médecine a enregistré une augmentation brutale de ses effectifs. La discontinuité dans la courbe des effectifs co'ïncide avec le moment où, en raison de la technicisation de la médecine et du développement considérable de la recherche médicale, l'Association a eu l'idée de proposer à ses membres de leur fournir une documentation périodique leur permettant de se tenir au contact des nouveautés. En même temps, les recours du public devant les tribunaux se multipliaient et suggéraient à l'Association de proposer à ses adhérents, non seulement des biens collectifs (promotion de la médecine, déblocage de fonds pour la recherche médicale, etc.) dont chacun peut récolter les bénéfices même s'il n'a pas contribué à leur production, mais des biens individuels réservés aux adhérents. En conséquence, les adhésions se mirent à affluer et les médecins disposèrent d'une organisation puissante de défense de leurs intérêts.Une fois précisée, la même théorie peut fournir par exemple une interprétation intéressante du rôle des intellectuels dans les mouvements sociaux. Etant donné que les membres d'un groupe latent, surtout s'il est nombreux et atomisé, peuvent être faiblement incités à agir, l'initiative du déclenchement de l'action collective ou de la sensibilisation de l'opinion peut provenir de la catégorie de ceux qui ont un accès aisé aux moyens de communication et qui peuvent avoir non seulement une inclination pour la "cause" du groupe latent, mais un intérêt à le défendre.
Ces deux applications et de nombreuses autres démontrent, à l'évidence, que la théorie, loin de conclure à l'absence des mouvements d'organisation collective, peut au contraire contribuer à en expliquer les modalités d'apparition. Elle ne conduit en elle-même à aucune proposition empirique. Mais elle fournit un cadre à partir duquel peuvent être expliqués des cas singuliers de mobilisation et d'organisation de l'action collective, aussi bien que l'absence de mouvements collectifs, dès que les variables incluses dans les fonctions propositionnelles qui la composent sont remplacées par des constantes pertinentes, c'est-à-dire adaptées aux caractéristiques de la situation considérée dans chaque cas. Les deux théories qui viennent d'être évoquées sont constituées en résumé par des systèmes d'énoncés portant, non sur la réalité elle-même, mais sur des principes qu'elles suggèrent à l'analyste d'observer si celui-ci veut rendre compte de certaines classes de phénomènes, qu'il s'agisse des résultats électoraux dans les systèmes politiques à deux partis (Hotelling), ou des phénomènes de mobilisation ou d'organisation de l'action collective (Olson). Ainsi, Olson suggère à l'analyste de s'interroger sur les coûts et les bénéfices pour un individu de la participation à l'action collective. Pour fixer les idées, on peut dire que sa "logique de l'action collective" est à la fois formelle et métathéorique : elle indique des points qu'une théorie visant à expliquer un phénomène de mobilisation ou d'organisation collective a avantage à considérer, quelles que soient les particularités de ce phénomène.Bien des théories du changement social me paraissent appartenir à la même catégorie épistémologique. Elles doivent être considérées en d'autres termes comme formelles et comme métathéoriques, plutôt que comme empiriques. Bien des confusions seraient évitées,je crois, si cette distinction était toujours à la fois perçue et prise en compte.
Les modèles de différenciation sociale, sur lesquels Parsons et Smelser ont insisté sont de ce type : lorsqu'une dysfonction apparaît dans une entreprise et plus généralement dans une organisation ou dans un système social, celle-ci peut être résolue par la création de rôles nouveaux, et par conséquent par une différenciation des rôles.Comme dans le cas de Olson, cette théorie ne fait que dessiner un cadre conceptuel vide dont on ne peut tirer directement aucune proposition empirique, mais dont on présume qu'il peut être utile dans l'analyse de certains processus. Ce modèle de différenciation a été effectivement utilisé par Parsons dans une célèbre analyse de la différenciation des fonctions d'autorité dans l'entreprise (20), par Smelser dans son analyse du développement de l'industrie textile en Angleterre (21) et dans bien d'autres cas. Il permet d'expliquer des processus divers, exactement comme la théorie de Olson permet d'expliquer la croissance spectaculaire de l'American Medical Association, aussi bien que l'institution du "closed shop ") ou que le rôle des intellectuels dans certains processus de mobilisation. Mais l'explication n'apparaît qu'à partir du moment où le cadre vide que représente la théorie formelle est rempli par la prise en compte de propositions singulières et de données datées et situées.
La "théorie de la différenciation" fournit ainsi un cadre qui peut être dit général dans la mesure où on peut l'appliquer à des processus variés, mais ce cadre est purement formel. On peut, comme Parsons, dire que les processus de différenciation sont typiques (22) à condition de voir que ce qualificatif ne comporte aucune indication de fréquence. Parsons ne veut pas dire que les processus de changement soient en général, très fréquemment ou fréquemment des processus de différenciation. Une telle proposition serait à peu près dépourvue de sens du fait que, même idéalement, la fréquence en question ne saurait être déterminée. Il veut plutôt dire que le modèle désigné par la notion de différenciation, peut être utilisé dans l'analyse de processus divers. Un contresens, qui non seulement n'est pas toujours évité, mais même est souvent commis consiste au contraire à tirer de la théorie parsonienne de la différenciation la "conséquence" empirique qu'elle ne comporte pas, selon laquelle les processus de changement social seraient, en général, des processus de différenciation.
On pourrait faire la même analyse à propos d'un autre exemple classique, le "paradigme de l'analyse fonctionnelle" de Merton (23). Le simple fait que Merton emploie ici le mot "paradigme " de preférence au mot "théorie" indique suffisamment qu'il considère l'analyse fonctionnelle, non comme une théorie stricto sensu, mais comme un cadre conceptuel susceptible d'être appliqué à des processus divers. Ce paradigme énonce que, pour rendre compte d'une institution, il est utile de s'interroger sur les fonctions qu'elle remplit.Ainsi, la machine du Parti démocrate américain assume, vers les années 50, des fonctions que le système de sécurité sociale ne remplit pas, pour la simple raison qu'il est à cette époque embryonnaire. Moyennant allégeance, le Parti offre une aide au chômeur ou à celui que la maladie a privé de son emploi. Il attribue des subventions a ceux qui sont trop démunis pour se loger décemment.
Comme dans le cas précédent, un contresens tenace veut que le "paradigme de l'analyse fonctionnelle", ou, selon le terme qu'on préfère employer, la "théorie fonctionnaliste " soit une théorie aux termes de laquelle on puisse se représenter la société comme un organisme, c'est-à-dire comme un système dont les éléments concourraient à l'équilibre homéostatique de l'ensemble. Comme le montre l'exemple d'application que je viens d'évoquer rapidement, la "théorie " en question ne comporte aucune conséquence de cette sorte.Elle prétend seulement fournir un mod èle d'intelligibilité applicable à des cas variés, sous réserve d'une adaptation du modèle aux données particulières de chaque cas.
Il faut reconnaître que les théoriciens du changement social, nom seulement ne sont pas toujours conscients de la distinction que je désigne ici par l'opposition entre "théorie formelle " et théorie s tricto sensu, mais qu'ils contribuent parfois activement à entretenir la confusion.
La "théorie du cercle vicieux de la pauvreté", pour revenir à une "théorie" du développement que j'ai plusieurs fois évoquée, a été présentée par ses promoteurs comme une théorie stricto sensu, c'est-à-dire comme une théorie décrivant, d'une manière susceptible de recevoir une interprétation réaliste, le mécanisme sous-jacent à la reproduction de la pauvreté. Interprétée de cette manière, la théorie en question est inacceptable, car contradictoire avec un nombre considérable de données d'observation. Comme elle implique que le développement ne puisse être endogène, elle ne peut par exemple rendre compte du développement japonais au XIXe siècle. Elle est contradictoire avec le fait que, même dans des sociétés très pauvres, il existe toujours un surplus et une épargne. Les contradictions flagrantes entre cette célèbre théorie et l'observation ont suffisam ment été soulignées pour que je n'insiste pas davantage. Si on l'interprète de manière réaliste, elle est tout simplement fausse. Mais on peut aussi l'interpréter de manière formelle, comme une théorie qui a eu le mérite d'isoler un mécanisme idéal qu'on n'a aucune chance d'observer à l'état pur dans la réalité. Dans le second cas, elle a un intérêt scientifique. Dans le premier, elle apparaît comme une construction non seulement fausse, mais dangereuse, puisqu'on peut en tirer et on en a effectivement tiré des conclusions pratiques aux conséquences redoutables.
Il est important pour conclure sur ce point de donner à la distinction entre théorie "formelle" et théorie stricto-sensu toute l'importance qu'elle mérite en remarquant qu'elle ne s'applique pas seulement aux sciences sociales, mais aussi aux sciences de la nature dans certains de leurs aspects.
Popper s'est à plusieurs reprises interrogé (24) comme on sait, sur 1a question de savoir s'il fallait considérer la théorie darwinienne de l'évolution comme scientifique ou non. Si une théorie scientifique est bien une théorie réfutable, comme elle doit l'être selon la célèbre conception popperienne de la démarcation entre théories métaphysiques et théories scientifiques, la théorie de l'évolution, n'étant pus réfutable, doit être tenue pour non scientifique. En tant que telle, elle ne permet en effet de tirer aucune conclusion empirique. Elle n'autorise pas à affirmer par exemple que telle espèce, présentant en t telles caractéristiques, doit avoir telles ou telles autres caractéristiques en t + k. La proposition précédente est d'ailleurs vraie que t et t + k désignent le passé ou l'avenir. Même dans le cas où t et t + k désignent des moments révolus, on ne peut, en effet, au vu de la théorie de l'évolution, déduire l'état d'une espèce en t + k de son état en t. Cette théorie fournit seulement un modèle d'intelligibilité : entre t et t + k, des mutations sont survenues ; certaines mutations, parce qu'elles présentaient un avantage adaptatif, ont été "privilégiées'" et "retenues" par la sélection.
Mais, pour rendre compte de l'évolution telle qu'elle est effectivement observée entre t et t + k, il faudrait pouvoir remplir le cadre fourni par le modèle évolutionniste de données de nature historique, qui, dans le cas de l'évolution des espèces, sont souvent lacunaires.Pour établir qu'une mutation représente une meilleure adaptation, il faut par exemple connaître avec précision les caractéristiques de l'environnement dans lequel se trouvait l'espèce en t et montrer que, selon des critères bien définis, la mutation a permis une meilleure adaptation. Mais le plus souvent, les données nécessaires à l'établissement d'une telle preuve font défaut. C'est pourquoi la théorie darwinienne comme la théorie néo-darwinienne de l'évolution passent quelquefois aux yeux de certains pour tautologique (25) ., faute de données convenables, on est condamné à un cercle vicieux, la diffusion d'une caractéristique étant interprétée comme le produit d'une capacité adaptative dont la seule preuve réside dans sa ... diffusion.
Comme pour le cas des théories du changement social, je crois que le débat épistémologique soulevé par la théorie de l'évolution peut être avantageusement clarifié si on considère la distinction essentielle entre théorie "formelle," et théorie stricto sensu. En tant que telle la théorie de l'évolution ne comporte aucune conséquence empirique. Mais dans le cas où des données convenables sont disponibles, elle fournit un cadre efficace à partir duquel peuvent être construites des théories stricto sensu, qui, elles, permettent d'expliquer certains processus évolutifs effectivement observés.
Il en va de même de bien des "théories" du changement social : elles sont de simples cadres formels qui ne peuvent se transformer en théories stricto sensu, c'est-à-dire rendre compte de phénomènes effectivement observés, qu'à condition d'être remplis par des propositions complémentaires et par des données appropriées.
On ne peut construire de théories du changement social stricto sensu, c'est-à-dire des théories satisfaisant aux critères popperiens de la scientificité, qu'à propos de processus sociaux partiels et locaux, datés et situés. Les théories du changement social à prétention généralisante doivent être considérées, dans le meilleur des cas, comme des théories formelles en tant que telles directement inapplicables à la réalité, mais proposant un langage, ou décrivant des cas de figure idéalisés qui peuvent être utiles à l'analyse de certains processus. Dans le pire des cas, lorsqu'elles ont la prétention de produire des propositions à la fois empiriques et générales, elles s'exposent au démenti de la réalité.
Il n'est pas vrai que le cercle vicieux de la pauvreté explique le sous-développement, que la division du travail soit inexorablement vouée à croître, que les idées dépendent toujours des "structures", que toute institution ait une fonction, que la lutte des classes soit le moteur du changement, que l'industrialisation entraîne nécessairement la nucléarisation de la famille, que le développement dépende de facteurs exogènes, qu'une croissance ou une récession économique brutale produise généralement des effets de mobilisation, ou que les structures tendent à être cohérentes.
Il n'est pas vrai que le développement des sciences et des techniques ait produit ou doive produire une régression des valeurs religieuses, que l'extension des droits politiques soit généralement suivie de l'extension des droits sociaux, que le retard dans le développement tende à engendrer l'apparition d'Etats centralisateurs, ou que, réciproquement seul un Etat centralisateur puisse combler un retard de développement.
Il n'est pas vrai que la dépendance des pays en voie de développement par rapport aux pays développés ait plus fréquemment des conséquences défavorables que favorables aux intérêts des premiers.
Il n'est pas vrai que les élites marginalisées soient toujours portées à l'innovation, qu'une structure semi-féodale implique toujours son auto-reproduction, ou, plus généralement, que telle ou telle structure implique telle ou telle loi d'évolution.
Il n'est pas vrai que les institutions forment des systèmes cohérents et que les "contradictions " entre institutions soient une cause générale du changement social. Il n'est pas vrai que tout processus soit déterminé, ni, à l'inverse que tout processus soit indéterminé et imprévisible. Il n'est pas vrai que les mythes soient premiers, ni que les rapports de production soient premiers.
Derechef, il n'existe de théories scientifiques du changement social que partielles et locales. Certaines de ces théories traitent de cas où les rapports de production doivent être tenus pour essentiels.Mais dans d'autres cas, ils ne jouent aucun rôle. Certaines de ces théories traitent opportunément des valeurs c omme exogènes, d'autres comme endogènes, ou considèrent à bon droit l'innovation tantôt comme endogène, tantôt comme exogène. Certaines de ces théories utilisent avec de bonnes raisons une axiomatique utilitariste, d'autres non. Les unes et les autres peuvent aboutir à des explications convaincantes des processus qu'elles étudient. Car la pertinence d'une axiomatique ne peut être déterminée a priori, mais simplement au vu du processus qu'on se propose d'expliquer.
C'est parce qu'elles n'ont pas aperçu ces quelques propositions et distinctions épistémologiques simples que les grandes théories du changement social, celles qui ont inspiré le positivisme et le marxisme, le culturalisme et le structuralisme, le fonctionnalisme ou le développementalisme peuplent une sorte de cité des morts.
Le problème que je m'étais proposé de résoudre dans ce livre pourquoi les théories du changement social sont-elles aussi obstinément réfutées par la réalité ? paraît comporter une solution consistant en quelques propositions simples.
Une théorie du changement social ne peut être scientifique, au sens qu'à la suite de Popper on donne généralement à cet adjectif, que si elle se propose d'examiner pourquoi une série définie de caractères At, Bt,…, Pt caractérisant un système en t se transforme en t + k en une autre série de caractères A't+k, B't+k,…, P't+k.Pour que la question soit claire, il faut que les caractères A, B, ..., P soient eux-mêmes clairement définis. Il faut aussi que les périodes de référence, t, t + 1,…, t + k soient identifiées sans ambiguï té. La réponse à la question consiste à expliquer pourquoi et comment, entre t et t + k, la situation des acteurs s'est trouvée modifiée, engendrant des comportements dont l'agrégation explique le résultat A't+k, B't+k, .. P't+k Toute théorie du changement social stricto sensu se ramène, je crois, à cette forme.
Mais l'ensemble des "théories du changement social" comporte aussi d'autres classes de théories qui ne se ramènent pas à ce schéma.Certaines sont des conjectures, d'autres des énoncés de possibilité, d'autres des théories formelles sans application empirique directe, mais d'une utilité cruciale, dans la mesure où elles peuvent orienter la construction des théories stricto sensu de manière décisive et efficace.Sans le "paradigme de l'analyse fonctionnelle", il est difficile d'expliquer un phénomène daté et situé comme l'importance de la machine du Parti Démocrate dans les années 50. Sans le paradigme olsonien de l'action collective, il est difficile d'expliquer la diffusion de la pratique du "closed shop" dans l'histoire syndicale anglo-saxonne, Sans le paradigme de la différenciation, il est difficile d'expliquer la distinction qui s'est établie dans l'entreprise moderne entre la fonction de propriété et les fonctions d'autorité et de décision.
Les difficultés et démentis auxquels se sont exposées les "théories du changement social" proviennent donc essentiellement d'une confusion des genres. Il existe des théories scientifiques du changement, mais aussi des théories conjecturales ; des théories formelles et des théories stricto sensu, les unes étant logiquement bien distinctes des autres. Mais par un effet d'attraction vers le haut, on a tendance à négliger ces distinctions, à donner un pouvoir de prédiction empirique à des théories qui proposent surtout des modèles formels d'intelligibilité, ou à donner le statut de "loi" faisant état d'une régularité empirique à des énoncés de possibilité.
Les théories du changement social ne méritent donc ni l'excès d'honneur qu'on leur accorde parfois, ni l'excès d'indignité dont les accuse Nisbet. La question n'est pas de savoir si elles sont blanches ou noires, mais de les mettre à leur juste place du point de vue de la logique. Cette attitude critique et relativiste conduit, objectera-t-on, à un résultat bien mince. Peut-être. Mais il conduit aussi à des corollaires dont on a peine à croire qu'ils puissent être acceptés sans résistance puisqu'ils démontrent par exemple que la notion d'une théorie marxiste, fonctionnaliste ou structuraliste du changement social est dépourvue de signification, mais aussi que certaines théories du changement sont aussi rigoureusement scientifiques que peuvent l'être les théories de la physique.
Je me suis efforcé, dans ce livre, de reprendre une discussion relancée par Popper dans sa Misère de l'historicisme et continuée par Nisbet dans History and social change, (et que d'autres, notamment Aron dans son Introduction à la philosophie de 1'histoire avaient déjà abordée). Il peut donc être utile de faire le point des différences entre mon propre diagnostic et celui des deux premiers auteurs. L'attitude relativiste de Popper se fonde sur une distinction entre lois abso.lues et lois conditionnelles : l'établissement de lois conditionnelles serait un objectif légitime pour les sciences sociales comme pour les sciences de la nature, tandis que la recherche de lois absolues serait une activité "métaphysique". La difficulté de cette position vient d'abord de ce que bien des "lois absolues" proposées par les sciences sociales sont déduites de lois conditionnelles, en second lieu de ce que la plupart des lois conditionnelles émises par ces sciences apparaissent comme douteuses, enfin de ce que beaucoup de théories du changement social ne débouchent ni sur des lois absolues, ni sur des lois conditionnelles. D'un autre côté bien des théories du changement social, qu'il s'agisse de la théorie parsonienne de la différenciation ou de la théorie olsonienne de l'action collective apparaissent comme inclassables par rapport à la célèbre dichotomie popperienne opposant théories "métaphysiques" et théories "scientifiques".
La position de Nisbet est sceptique plutôt que relativiste. Attaché à l'idéal classiquement exprimé par Ranke décrire le changement tel qu'il s'est effectivement produit ("wie es eigentlich geschehen ist") - Nisbet refuse que l'analyse du changement puisse donner lieu à aucun énoncé nomothétique et général. Comme l'historien selon l'idéal défini par Ranke ou Mommsen, le sociologue, le politiste ou l'économiste ne sauraient se donner d'autre objectif que d'analyser des processus singuliers dans leur singularité, sans chercher à y déceler l'explication de régularités nomologiques, ni à y appliquer des modèles idéaux.
J'ai tenté de montrer que la position de Nisbet, elle aussi, était intenable dans la mesure où elle conduit à un réalisme peu acceptable :s'il n'existe pas d'énoncés nomologiques ou nomothétiques indubitables, il existe des systèmes de catégories et des modèles idéaux dont il est difficile d'affirmer qu'il sont inutiles à l'analyse du changement social et dont au contraire il faut reconnaître qu'ils sont indispensables à sa compréhension dans la mesure où ils fournissent des cadres à l'intérieur desquels sont ensuite construites des théoriesstricto sensu. Si ces systèmes catégoriels et ces modèles idéaux ne sont eux-mêmes ni "métaphysiques" ni "scientifiques") au sens rigoureux que Popper donne à ces qualificatifs, ils sont indispensables à la construction de théories qui, elles, relèvent des critères popperiens de la vérification. Nisbet méconnaît en d'autres termes les objections qu'en leur temps Simmel et W eber avaient opportunément adressées au réalisme d'un Ranke. Il faut dire à sa décharge que les théoriciens du changement social ont rarement pris conscience de la nécessité de distinguer entre le formel et l'empirique, et qu'ils ont souvent présenté comme des théories empiriques générales des constructions qui doivent dans la plupart des cas être tenues pour des modèles idéaux.
Comme j'ai traité en détail de cette question ailleurs, je peux me contenter d'un simple rappel (26).
Le point de départ d'une théorie scientifique réside toujours dans la définition d'un ensemble fini de données : {D}. Dans une théorie traitant du changement social, ces données présentent la particularité d'être indexées par rapport au temps. L'étape suivante consiste à "choisir" le ou les schémas idéaux S dont on estime, sous réserve d'examen supplémentaire, qu'ils fournissent des éléments appropriés pour la construction de la théorie expliquant {D} A partir de S on construit donc une théorie T. Cette théorie T ne doit pas comporter de propositions inacceptables au regard du critère weberien de la compréhension. En outre, T doit être effectivement compatible avec {D} . La question de la validité de T peut alors se retraduire sous la forme : est-il possible d'imaginer une théorie T'distincte de T et répondant aussi bien au critère weberien de la compréhension et aux critères popperiens de la "falsific ation" ? Si oui, on peut construire des théories "incommensurables " au sens de Feyerabend du même ensemble de données {D} On ne peut dans ce cas décider de la validité relative de T et de T'. On ne peut en d'autres termes juger du degré de validité de T. Si {D}'peut être expliqué par un ensemble de théories incommensurables T, T', T', comportant des éléments nombreux, T ne peut avoir qu'une v'alidité subjective.
Imaginons qu'à l'inverse il soit difficile d'imaginer une théorie T' expliquant {D} aussi bien que T. C'est le cas, je crois, de certaines théories évoquées ci-dessus comme celles d'Epstein, ou de Weber Trevor Roper. Dans ce cas, T ne peut être tenue pour une théorie vraie la notion de vérité ne pouvant être qu'une notion limite mais elle est une théorie à forte validité. Si une théorieT', incommensurable par rapport à T, est créée, cette validité sera affaiblie. Si une théorie T', commensurable par rapport à T et expliquant un ensemble de données {D} tel que {D} soit inclus dans {D'} la validité de T sera également affaiblie et on pourra dans ce cas substituer T" à T'.La révision par Trevor Roper de la théorie de Weber correspond à un cas de ce genre.
La question de la validité des théories n'est donc pas une question sans réponse : on peut au contraire lui apporter une réponse analytique précise. Des notions comme celles de la validité, de la crédibilité ou de la vérité d'une théorie peuvent recevoir une définition rigoureuse. Mais à partir du moment où la validité d'une théorie peut être déterminée (excluons le cas, somme toute assez rare, où plusieurs théories incommensurables permettent également d'expliquer un ensemble de données), on peut juger de la validité des schémas idéaux mis en oeuvre parla théorie. Ces schémas idéaux ne peuvent prétendre à l'universalité, mais seulement à la généralité (on a vu plus haut l'importance de cette distinction). Il en résulte qu'on ne peut les ordonner entre eux comme on peut le faire à propos de théories stricto sensu, Ainsi, le schéma "matérialiste" n'a aucune supériorité sur le schéma "idéaliste ", ni aucune infériorité par rapport à lui, et il existe des cas où ni l'un ni l'autre ne s'appliquent. Mais l'impossibilité de conférer une validité à ces schémas ne conduit pas à l'arbitraire, puisque la seule question qui importe est celle de savoir si une théorie T, construite à partir de S, comporte une explication de f {D} . Or cette question, sauf dans le cas des théories incommensurables, non seulement est définie, mais comporte une réponse précise.
Ici comme ailleurs il faut clairement distinguer la conception sceptique et la conception relativiste et criticiste de la connaissance.La conception sceptique, qui peut prendre des formes diverses rien n'est sûr, "anything goes" (Feyerabend), "le monde est si complexe que tout ce qu'on peut en dire en définitive se vaut ", "c'est vrai puisque je le crois", la pureté et l'intensité du sentiment comme critère de la vérité est en fait grosse de tous les dogmatismes, puisqu'elle ne permet pas de distinguer argument d'autorité et critère de vérité, et de toutes les confusions.
Pourtant, comme le remarque Hegel, la sagesse populaire elle-même reconnaît que c'est seulement la nuit que toutes les vaches sont noires.
Reprenant un vieux thème, le sociologue allemand Habermas veut que la connaissance, notamment dans le domaine du social, soit étroitement commandée par les intérêts (27). Cette vision sociologique de la connaissance a trouvé sans peine une audience. Elle a rencontré des circonstances intellectuelles favorables. L'épistémologie historique, les travaux de Kuhn, Lakatos et Feyerabend notamment ont montré que le développement scientifique était, dans le domaine des sciences exactes lui-même, affecté par des facteurs sociaux. A l'image du chercheur désincarné, tentant d'accéder à la vérité par l'application des règles bien codifiées de la découverte scientifique s'est substitué l'image de la lutte pour la vie dans la société scientifique (28) Popper avait déjà substitué à la notion de vérité, celle de falsification. Lakatos remarque qu'une théorie difficilement compatible avec des faits, peut être longtemps maintenue en vie et que les intérêts des chercheurs ne sont pas étrangers à ce sursis (29). Feyerabend (30) insiste sur le fait que les théories scientifiques peuvent être "incommensurables", c'est-à-dire qu'il peut être provisoirement difficile de décider, à partir de l'expérience, laquelle est préférable. Dans ce cas, les intérêts comme d'ailleurs les croyances extra-scientifiques peuvent jouer un rôle décisif et contribuer à expliquer l'adhésion du chercheur à telle ou telle théorie.
Si les intérêts individuels et catégoriels ne peuvent être gommés de l'histoire des sciences de la nature, ne doit-on pas considérer qu'ils jouent un rôle plus grand encore dans les sciences sociales, d'une part parce que leurs règles sont moins codifiées et moins unanimement reconnues, d'autre part parce que les questions qu'elles posent ont une valeur existentielle ?
Je crois, à vrai dire, qu'il faut se méfier sur ce sujet des visions trop tranchées. Le rôle joué par les intérêts, s'il est incontestable, n'est pas suffisant, dans les sciences de la nature comme dans les sciences sociales, pour disqualifier la notion d'objectivité Les passions et les intérêts jouent assurément un rôle essentiel dans la sélection des problèmes auxquels se consacre le chercheur. Les idéologies interviennent dans le choix des cadres de référence à partir desquels il construit ses théories. Les passions et les idéologies peuvent contribuer a assurer à une théorie plus d'audience qu'elle ne mérite, ou à lui confirmer une généralité à laquelle elle n'a pas droit ou un statut logique surévalué. Mais la réalité a toujours le dernier mot, tant que les droits et la possibilité de la critique rationnelle sont préservés.
Je me contenterai .d'un exemple pour illustrer ce point. Les théories du développement économique qui fleurirent dans les années 50 et 60 sont incontestablement liées aux conditions de "l'ordre mondial" de l'après-guerre. La croissance accélérée des nations "occidentales", permet de dégager un surplus régulier.L'augmentation de l'interdépendance apparaît comme une donnée inéluctable. L'évidente disparité entre les nations, le développement des mouvements d'indépendance nationale contribuent au succès des notions de Tiers-Monde, de développemen t et de sous-développement.Les économistes et les sociologues sont donc chargés, par une demande souvent diffuse et parfois spécifique, de rechercher les causes du sous-développement et les moyens d'y porter remède. Les conditions dans lesquelles cette question est posée et la manière dont elle est posée incitaient les chercheurs à produire des théories générales du développement et du sous-développement. Les mêmes données les incitaient aussi, dans une certaine mesure, à confectionner des théories exogènes insistant sur le rôle de l'aide extérieure dans le développement et, par là, la légitimant.
Je crois que des théories comme la théorie du cercle vicieux de la pauvreté ou la théorie des étapes de la croissance de Rostow ne sont pas compréhensibles si on fait abstraction de ce contexte. On peut même aller plus loin, et affirmer que les théories produites par les économistes à ce moment furent dans une large mesure conditionnées par le rôle qui leur fut confié et la forme des questions qui leur furent posées.
Mais la critique rationnelle gardait ses droits. On remarqua après un temps que les théories du développement contredisaient un certain nombre de données irrécusables. Leur crédibilité s'en trouva progressivement érodée.
De manière générale, il importe de reconnaître que beaucoup de lois conditionnelles ou des tendances que les sciences sociales ont prétendu dégager sont en réalité fondées sur un préjugé sociocentrique. Ce sont les épisodes révolutionnaires français qui ont suggéré à Comte, et à sa suite à Durkheim, que l'Humanité se dirigeait vers la liquidation des grandes religions. Plus clairvoyant, Weber remarquait que dans la plus développée et la plus "matérialiste" des sociétés industrielles, les Etats-Unis, un ensemble de facteurs avait contribué au contraire à la vitalité du protestantisme. S'appuyant sur l'expérience anglaise, T.H. Marshall avait cru que l'extension des droits juridiques était appelée à être suivie, dans cet ordre, de l'extension des droits politiques, puis des droits sociaux, alors que Tocqueville avait, pour sa part, clairement pressenti que l'extension des droits sociaux pouvait amener l'apparition d'un despotisme "doux et tutélaire", c'est-à-dire une restriction des droits politiques. Et c'est bien sûr son expérience américaine qui avait suggéré à Parsons l'hypothèse de la disparition de la famille étendue. Plus précisément, cette "loi" reflétait des impressions que, dans les années 50, on pouvait avoir de l'évolution des structures familiales en Amérique.
Les théories du changement social ont donc en fait bien souvent le statut de dérivations au sens de Pareto. il faut les considérer comme traduisant des sentiments sous une forme pseudo-scientifique.Plus exactement, bien qu'elles soient fondées sur l'expérience, elles tirent de celles-ci des conséquences excessives ; et la crédibilité qui leur est accordée résulte non seulement de la qualité intrinsèque de leurs démonstrations, mais aussi du degré de diffusion des sentiments qu'elles reflètent. C'est pourquoi ces dérivations entretiennent des liens flottants avec la réalité et revêtent souvent, sinon la forme, du moins la fonction, de l'argumentation rhétorique. Pour cette raison, les mêmes dérivations peuvent conduire à des conclusions opposées. On le voit sur l'exemple de la théorie du cercle vicieux de la pauvreté. Pour Nurkse, cette théorie était censée démontrer le devoir qu'avait le monde développé de contribuer par l'aide extérieure au développement du Tiers-Monde. Chez Galbraith, la même loi est mise sous une forme ( "Tout accroissement de revenus déclenche des forces qui l'annulent et rétablissent le niveau antérieur de privation " ) qui conclut à l'inutilité de l'aide extérieure. C'est qu'entre temps un sentiment dominant était devenu récessif, et qu'au dogme du développement exogène s'était substitué celui du développement endogène.
Une histoire des théories du changement social exigerait donc que soient précisées les demandes spécifiques et diffuses auxquelles elles ont cherché à répondre et que soit pesé l'effet de ces demandes sur le contenu de ces théories.
Il faudrait aussi étudier l'influence exercée par les sciences de la nature ou du moins par les images et les représentations que les sciences sociales se sont données des sciences de la nature. L'importance généralement accordée par les sciences sociales au postulat du déterminisme est probablement, en partie du moins, le produit de ces images. Le refus qui apparaît et réapparaît sans cesse de traiter les phénomènes sociaux comme le résultat de l'agrégation d'actions individuelles résulte probablement, lui aussi, d'une certaine image de la Science selon laquelle celle-ci ne saurait accorder de place aux phénomènes subjectifs.
Mais ces questions historiques - tout importantes qu'elles soient - ne peuvent être que complémentaires des questions critiques auxquelles on a cherché à répondre ici. Le hasard et la subjectivité sont fréquemment repoussés par les sciences sociales pour des raisons que l'histoire peut contribuer à éclairer. Mais il importe aussi de montrer que c'est seulement en leur faisant une juste place que les théories du changement social peuvent prétendre à l'objectivité, laquelle implique selon la leçon toujours vivante de Kant l'identification et l'abandon des questions sans réponse.
On peut analyser des processus partiels et locaux de développement, on peut élaborer des schémas généraux mais formels utilisables dans l'analyse de processus réels du changement, de modernisation ou de développement. Des notions comme celles de théorie de l'évolution sociale, théorie du développement ou théorie du changement social désignent en revanche des ensembles composites comportant des éléments appartenant à l'une ou l'autre de ces catégories, ensembles auxquels il est impossible de donner une unité.
L'unité ne peut être obtenue que par une adjonction qui reste le plus souvent implicite de jugements de valeur par essence indémontrables, même s'ils font l'objet de croyances collectives.
Notes