Cette mobilité des saines méthodes doit être inscrite à la base même de toute psychologie de l'esprit scientifique car l'esprit scientifique est strictement contemporain de la méthode explicitée. Il ne faut rien confier aux habitudes quand on observe. La méthode fait corps avec son application. Même sur le plan de la pensée pure, la réflexion sur la méthode doit rester active. Comme le dit très bien M. Dupréel 2 "une vérité démontrée demeure constamment soutenue non sur son évidence propre, mais sur sa démonstration".
Y a-t-il cependant, d'un point de vue tout à fait général, des méthodes de pensée fondamentales qui échapperaient à l'usure dont parle M. Urbain ? Il ne le semble pas si l'on veut bien, pour en juger, se placer systématiquement sur le domaine de la recherche objective, dans cette zone où l'assimilation de l'irrationnel par la raison ne va pas sans une réorganisation réciproque du domaine rationnel. Ainsi, on a dit souvent que la pensée du laboratoire ne suivait nullement les prescriptions de Bacon ou de Stuart Mill. On peut, croyons-nous, aller plus loin et mettre en doute l'efficacité des conseils cartésiens.
De quel droit d'abord suppose-t-on la séparation initiale des natures simples ? Pour ne donner qu'un exemple d'autant plus décisif qu'il touche des entités plus générales, rappelons que la séparation de la figure et du mouvement est objectivement abusive dans le règne de la microphysique. C'est ce que souligne M. Louis de Broglie 3 : " Au début du développement de la science moderne, Descartes disait qu'on devait s'efforcer d'expliquer les phénomènes naturels par figures et par mouvements. Les relations d'incertitude expriment précisément qu'une telle description en toute rigueur est impossible puisqu'on ne peut jamais connaître à la fois la figure et le mouvement". Ainsi les relations d'incertitude doivent être interprétées comme des obstacles à l'analyse absolue. Autrement dit, les notions de base doivent être saisies dans leurs relations exactement de la même manière que les objets mathématiques doivent recevoir leur définition réelle dans leur liaison par un postulat. Les parallèles existent après, non pas avant, le postulat d'Euclide. La forme étendue. de l'objet microphysique existe après, non pas avant, la méthode de détection géométrique. C'est toujours la même définition méthodologique qui domine : "Dis-moi comment l'on te cherche, je te dirai qui tu es "D'une manière générale, le simple est toujours le simplifié ; il ne saurait être pensé correctement qu'en tant qu'il apparaît comme le produit d'un processus de simplification. Si l'on ne veut pas faire ce difficile renversement épistémologique, on méconnaît la direction exacte de la mathématisation de l'expérience.
A plusieurs reprises, au cours de ce petit livre, aussi bien à l'origine de l'optique qu'à la base de la mécanique, nous avons vu poindre l'idée de la complexité essentielle des phénomènes élémentaires de la microphysique contemporaine. Alors que la science d'inspiration cartésienne faisait très logiquement du complexe avec du simple, la pensée scientifique contemporaine essaie de lire le complexe réel sous l'apparence simple fournie par des phénomènes compensés ; elle s'efforce de trouver le pluralisme sous l'identité, d'imaginer des occasions de rompre l'identité par-delà l'expérience immédiate trop tôt résumée dans un aspect d'ensemble. Ces occasions ne se présentent point d'elles-mêmes, elles ne se trouvent pas à la ,surface de l'être, dans les modes, dans le pittoresque d'une nature désordonnée et chatoyante. Il faut aller les lire au sein de la substance , dans la contexture des attributs. C'est une activité strictement nouménale qui détermine la recherche du microphénomène.
Quel effort de pensée pure, quelle foi dans le réalisme algébrique il a fallu pour associer le mouvement et l'étendue, l'espace et le temps, la matière et le rayonnement . Alors que Descartes pouvait nier en même temps la diversité primitive de la matière et la diversité primitive des mouvements, voici qu'en associant simplement la matière fine et le mouvement rapide dans un choc, on a immédiatement des occasions de diversité fondamentale : des qualités, des couleurs, de la chaleur, des radiations diverses se créent sur les seuls degrés du choc quantifié. La matière n'est plus un simple obstacle qui renvoie le mouvement. Elle le transforme et se transforme. Plus le grain de matière est petit, plus il a de réalité substantielle ; en diminuant de volume, la matière s'approfondit.
Dès lors, pour bien juger de cette réalité fine, la pensée théorique a besoin, plus encore que la pensée expérimentale, de jugements synthétiques a priori. C'est pourquoi le phénomène de la microphysique doit être conçu de plus en plus organique, dans une coopération profonde des notions fondamentales. Nous l'avons vu, la tâche à laquelle s'efforce la physique contemporaine est la synthèse de la matière et du rayonnement. Cette synthèse physique est sous-tendue par la synthèse métaphysique de la chose et du mouvement. Elle correspond au jugement synthétique le plus difficile à formuler car ce jugement s'oppose violemment aux habitudes analytiques de expérience usuelle qui divise sans discussion la phénoménologie en deux domaines : le phénomène statique (la chose), le phénomène dynamique (le mouvement). Il faut restituer au phénomène toutes ses solidarités et d'abord rompre avec notre concept de repos . en microphysique, c'est absurde de supposer la matière au repos puisqu'elle n'existe pour nous que comme énergie et qu'elle ne nous envoie de message que par le rayonnement. Qu'est-ce alors qu'une chose qu'on n'examinerait jamais dans l'immobilité ? On devra donc saisir tous les éléments du calcul dans la gémination du lieu et du mouvement, par l'algèbre des deux variables conjuguées relatives l'une à la place, l'autre à la vitesse. Sans doute l'union de ces deux variables est encore guidée par l'intuition usuelle ; on pourrait donc croire que c'est là une composition de deux notions simples. On sera moins confiant dans cette simplicité si l'on suit le progrès de la Physique mathématique sur ce point particulier. On ne tardera pas à reconnaître que les variables conjuguées se présentent d'une manière essentiellement indirecte et que le moment cinétique cesse bientôt de correspondre à l'intuition première. On tire en effet les paramètres qui déterminent les phénomènes d'une expression mathématique générale. On substitue donc à la description usuelle et concrète une description mathématique et abstraite. Cette description mathématique n'est pas claire par ses éléments, elle n'est claire que dans son achèvement par une sorte de conscience de sa valeur synthétique. Ainsi, en parlant d'une épistémologie non-cartésienne, ce n'est sur la condamnation des thèses de la physique cartésienne, ou même sur la condamnation du mécanisme dont l'esprit restait cartésien, que nous prétendons insister, mais bien sur une condamnation de la doctrine des natures simples et absolues. Avec le nouvel esprit scientifique, c'est tout le problème de l'intuition qui se trouve bouleversé. En effet cette intuition ne saurait désormais être primitive, elle est précédée par une étude discursive qui réalise une sorte de dualité fondamentale. Toutes les notions de base peuvent en quelque manière être dédoublées ; elles peuvent être bordées par des notions complémentaires. Désormais toute intuition procédera d'un choix ; il y aura donc une sorte d'ambiguïté essentielle à la base de la description scientifique et le caractère immédiat de l'évidence cartésienne sera troublé. Non seulement Descartes croit à l'existence d'éléments absolus dans le monde objectif, mais encore il pense que ces éléments absolus sont connus dans leur totalité et directement. C'est à leur niveau que l'évidence est la plus claire. L'évidence y est entière précisément parce que les éléments simples sont indivisibles. On les voit tout entiers parce qu'on les voit séparés. De même que l'idée claire et distincte est totalement dégagée du doute, la nature de l'objet simple est totalement séparée des relations avec d'autres objets. Rien de plus anticartésien que la lente modification spirituelle qu'imposent les approximations successives de l'expérience, surtout quand les approximations plus poussées révèlent des richesses organiques méconnues par l'information première. C'est le cas, répétons-le, pour la conception einsteinienne dont la richesse et la valeur complexe font soudain apparaître la pauvreté de la conception newtonienne. C'est le cas aussi pour la mécanique ondulatoire de M. Louis de Broglie qui complète dans toute la force du terme la mécanique classique et la mécanique relativiste elle-même.
Mais supposons avec Descartes les éléments du réel vraiment donnés dans leur intégrité ; peut-on du moins dire que la construction cartésienne qui les unit suive une forme réellement synthétique ? Il nous semble plutôt que l'inspiration cartésienne reste analytique dans cette construction même, car, pour Descartes, la construction ne reste claire que si elle s'accompagne d'une sorte de conscience de la destruction. En effet, on nous conseille de toujours relire le simple sous le multiple, de toujours dénombrer les éléments de la composition. Jamais une idée composée ne sera saisie dans sa valeur de synthèse. On n'aura jamais égard au réalisme de la composition , à la force de l'émergence. Loin d'accepter, par exemple, le complexe d'énergie, on ira, contre l'intuition sensible elle-même, jusqu'aux réductions ultimes de l'intuition intellectuelle. Ainsi on n'acceptera pas même comme primitif le caractère curviligne de la trajectoire. Le seul mouvement vrai sera le seul mouvement clair, le mouvement simple, rectiligne, uniforme. Le long du plan incliné, on ne supposera pas une variation continue de la vitesse parce que les vitesses doivent se présenter sous forme de natures séparées, comme les éléments simples et distincts d'une chute bien définie.
Qu'on mette alors une fois de plus en regard de cette épistémologie cartésienne l'idéal de complexité de la science contemporaine ; qu'on se rappelle les multiples réactions du nouvel esprit scientifique contre la pensée asyntaxique ! La science contemporaine se fonde sur une synthèse première ; elle réalise à sa base le complexe géométrie-mécanique-électricité ; elle s'expose dans l'espace-temps ; elle multiplie ses corps de postulats ; elle place la clarté dans la combinaison épistémologique , non dans la méditation séparée des objets combinés. Autrement dit, elle substitue à la clarté en soi une sorte de clarté opératoire. Loin que ce soit être qui illustre la relation , c'est la relation qui illumine l'être.
Bien entendu le non-cartésianisme de l'épistémologie contemporaine ne saurait nous faire méconnaître l'importance de la pensée cartésienne, pas plus que le non-euclidisme ne peut nous faire méconnaître l'organisation de la pensée euclidienne. Mais ces exemples différents d'organisation doivent suggérer une organisation bien générale de la pensée avide de totalité. Le caractère de " complétude " doit passer d'une question de fait a une question de droit. Et c'est ici que la conscience de la totalité est obtenue par de tout autres procédés que les moyens mnémotechniques du dénombrement complet. Pour la science contemporaine, ce n'est pas la mémoire qui s'exerce dans le dénombrement des idées, c'est la raison. Il ne s'agit pas de recenser des richesses, mais d'actualiser une méthode d enrichissement. Il faut sans cesse prendre conscience du caractère complet de la connaissance, guetter les occasions d'extension, poursuivre toutes les dialectiques. A propos d , un phénomène particulier, on veut être sûr d'avoir énuméré toutes les variables. Quand on veut ainsi dégager tous les degrés de liberté d'un système, c'est évidemment à la raison qu'on s'adresse, et non pas à l'expérience acquise pour savoir si rien n'a été oublié. On appréhende des manques de perspicacité dans l'intuition première. On craint des oublis de la raison ; il va de soi qu'un physicien ou un mathématicien ne commet pas des erreurs de mémoire.
Quand on a ainsi parcouru cette perspective théorique, on peut conclure que la méthode de la preuve expérimentale ne voit dans le simple que le résultat d'une simplification, qu'un choix, qu'un exemple, autant de nuances qui présupposent une extension de pensée hors du fait unique, hors de l'idée unique, hors de l'axiome unique. La clarté d'une intuition est obtenue d'une manière discursive , par un éclairement progressif, en faisant fonctionner les notions, en variant les exemples. C'est encore un point que M. Dupréel a bien mis en lumière 4 ". Si un acte de mon esprit pose une vérité simple, un second acte est indispensable pour que je m'en rende compte. Il suffit de généraliser cette remarque pour dénoncer l'erreur de ceux qui croient que des vérités nécessaires et inconditionnelles , dûment tenues pour telles, peuvent être posées par un acte de pensée qui se suffit à lui-même, et en même temps servir a quelque usage. Un axiome étant posé il faut toujours un second acte pour en affirmer une application quelconque, c'est-à-dire pour reconnaître les circonstances où cet axiome peut être invoqué. Comment Descartes et tous les défenseurs de la nécessité en soi n'aperçoivent-ils pas que le moment décisif n'est pas celui où l on fixe au mur un crochet, que l'on fait aussi solide qu'on veut, mais celui où l'on y accroche le premier anneau de la chaîne des déductions ? Quelque irréfutable que soit votre cogito, je vous attends au moment d'en conclure quelque chose". On ne peut montrer plus nettement le caractère discursif de la clarté, la synonymie de l'évidence et de l'application variée. Quand on voudra mesurer la valeur épistémologique d'une idée fondamentale, c'est toujours du côté de l'induction et de la synthèse qu'il faudra se tourner. On verra alors l'importance du mouvement dialectique qui fait trouver des variations sous l'identique et qui éclaire vraiment la pensée première en la complétant.
On sent bien d'ailleurs que ces règles n'ont plus, dans la culture moderne, aucune valeur dramatique. En fait, il n'y a pas un lecteur sur cent pour lequel le Discours soit un événement intellectuel personnel. Qu'on dépouille alors le Discours de son charme historique, qu'on oublie son ton si attachant d'abstraction innocente et première, et il apparaîtra au niveau du bon sens, comme une règle de vie intellectuelle dogmatique et paisible. Pour un physicien, ce sont là conseils qui vont de soi ; ils ne correspondent pas aux précautions multiples que réclame une mesure précise ; ils ne répondent pas à l'anxiété de la science contemporaine. Des vues aussi simples écarteraient plutôt tout recours aux paradoxes si utiles à susciter , même dans l'enseignement élémentaire. Ainsi, d'après l'expérience qu'a pu nous fournir l'enseignement élémentaire de la Physique et de la Philosophie, on ne réussit pas à intéresser de jeunes esprits à la méthode cartésienne. A cette crise réelle et utile de l'évolution intellectuelle humaine ne correspond plus une crise réelle de la culture intellectuelle.
Le doute cartésien lui-même qui devrait être le point de départ de toute pédagogie de la métaphysique n'est pas commode à enseigner. Comme le dit M. Walter Frost 5 : c'est une attitude vraiment trop solennelle - eine sehr feierliche Gebärde. Il est bien difficile d'y maintenir un jeune esprit assez longtemps pour qu'il en pénètre la valeur. La suspension du jugement avant la preuve scientifique objective qui caractérise l'esprit scientifique la conscience claire du sens axiomatique des principes mathématiques qui caractérise l'esprit mathématique correspondent à un doute moins général mais dont la fonction est, par cela même, plus nette et plus durable que le doute cartésien. Du point de vue psychologique ce doute préalable, inscrit au seuil même de toute recherche scientifique, est donc d'un usage renouvelé. Il constitue un trait essentiel et non plus provisoire de la structure de l'esprit scientifique.
En réalité, il n'y a pas de phénomènes simples ; le phénomène est un tissu de relations. Il n'y a pas de nature simple de substance simple ; la substance est une contexture d'attributs. Il n'y a pas d'idée simple, parce qu'une idée simple, comme l'a bien vu M. Dupréel, doit être insérée, pour être comprise dans un système complexe de pensées et d'expériences. L'application est complication. Les idées simples sont des hypothèses de travail, des concepts de travail qui devront être révisés pour recevoir leur juste rôle épistémologique. Les idées simples ne sont point la base définitive de la connaissance ; elles apparaîtront par la suite dans un tout autre aspect quand on les placera dans une perspective de simplification à partir des idées complètes. Rien de plus instructif pour saisir la dialectique du simple et du complet que de considérer les recherches expérimentales et théoriques sur la structure des spectres et la structure des atomes. On trouve là une mine quasi inépuisable de paradoxes épistémologiques. Par exemple, on peut dire qu'un atome qui possède plusieurs électrons est, par certains côtés, plus simple qu'un atome qui n'en possède qu'un seul, la totalité étant plus organique dans une organisation plus complexe. On peut voir aussi apparaître ce curieux concept de dégénérescence physico-mathématique qui replace le phénomène simple et dégénéré sous son vrai jour. Essayons donc de décrire ce retournement de la perspective épistémologique.
On sait que le premier spectre qu'on ait réussi
à débrouiller fut le spectre de l'Hydrogène. C'est
d'abord dans ce spectre qu'apparut le plus nettement le groupement des
raies en série ; c'est aussi sur ce spectre que fut trouvée
la première formule spectrale, celle de Balmer. En ce qui
concerne l'atome d'Hydrogène lui-même , on arriva également
à des conclusions qui présentaient cet atome comme d'une
grande simplicité : il était constitué par un électron
en révolution autour d'un proton. Ainsi, on prend comme point de
départ une double affirmation de simplicité :
D'abord, en ce qui concerne les formules mathématiques, on s'aperçoit, qu'à un coefficient numérique près, on peut retrouver sur les spectres des autres éléments chimiques la formule de Balmer relative au spectre de l'hydrogène. Ce coefficient n'est autre que le carré du nombre atomique. Comme ce nombre atomique est l'unité dans le cas de l'hydrogène, on s'explique tout de suite qu'il n'ait pas été explicité dans la première formule de Balmer. Cette formule, étendue ainsi à tous les corps, connaît donc une ère de parfaite généralité : elle est la loi à la fois simple et générale des phénomènes spectraux.
A vrai dire, les progrès dans les mesures spectroscopiques conduisent à rectifier peu à peu les divers paramètres de la formule. Ces retouches troublent la belle simplicité de la mathématique première. Mais comme les rectifications par des adjonctions plus ou moins empiriques paraissent laisser aux diverses fonctions leur rôle respectif, on peut encore réserver l'allure en quelque sorte rationnelle de la formule. On croit ainsi rendre compte en détail des faits expérimentaux en les décrivant comme des perturbations autour d'une loi générale. La pensée scientifique reste longtemps à ce stade du complexe pris comme aynonyme de perturbé . une telle pensée se développe en deux temps : effort pour déterminer une loi, étude moins anxieuse des perturbations à la loi. C'est là un trait fondamental qui caractérise toute une structure psychologique. En effet, cette dichotomie du clair et de l'inextricable, du légal et de l'irrégulier devient, sans grande discussion, la dichotomie
du rationnel et de l'irrationnel. Elle dessine les bornes qui séparent le courage et la lassitude intellectuels. N'a-t-on pas assez travaillé quand on a dégagé les grandes lignes du phénomène ? Qu'importent les nuances, les détails, les fluctuations ? Ne suffit-il pas, pour les "comprendre" à partir de la loi, de les rejeter en marge de la loi ? Curieuse dialectique Curieux repos.
Mais si grande est la tentation de la clarté rapide qu'on s'acharne parfois à suivre un schéma théorique Sans rapport avec le phénomène. Ainsi le vent étire longtemps sans l'arracher l'animal fabuleux dessiné dans le nuage par une intuition première, mais il suffit que notre rêverie s'interrompe pour que la forme entrevue apparaisse méconnaissable. A force de perturbations, il vient un temps où il est nécessaire {le reprendre le dessin d'un phénomène complexe en suivant de nouveaux axes. C'est précisément ce qui arrivera dans la classification mathématique des termes spectroscopiques où les matrices apporteront un thème d'ordre beaucoup plus adéquat à la multiplicité des termes. Nous reviendrons dans un instant sur le caractère complexe de la mathématique atomique. Notons d'abord, à propos des " modèles "atomiques, la même évolution du problème de la complexité.
Ce qui se passe pour les formules mathématiques arrive aussi pour les images qui les illustrent. La encore on retrouve la même hiérarchie primitive des trajectoires simples et des trajectoires perturbées. Mais comme de ce côté les mécomptes ne tardent guère puisque l'atome d'hélium pourtant bien simple avec ses deux électrons et son noyau soulève des difficultés insolubles, on dirigera les études vers les phénomènes spectroscopiques relatifs à certains éléments, soit normaux, soit ionisés ; on y cherchera le caractère hydrogénoïde. On retrouve ainsi dans le spectre de l'hélium ionisé, dans celui des métaux alcalins, dans celui des métaux alcalino-terreux ionisés, des formules du type de Balmer et l'on infère la même image fondamentale constituée par un noyau plus ou moins complexe autour duquel se déplace un électron isolé. Tous les phénomènes optiques de l'atome se rangent sous la dépendance presque exclusive de cet électron extérieur. Triomphe de la similitude des images fondamentales où la simplicité retrouvée désignerait une loi vraiment générale !
Mais voici la réaction du complexe : non seulement on a tort de rechercher plus ou moins artificiellement le caractère hydrogénoïde dans les phénomènes des autres éléments chimiques, mais on va être amené bientôt à cette conclusion que le caractère hydrogénoïde n'est pas vraiment un caractère simple, qu'il n'est, pas plus simple dans l'hydrogène que dans un autre corps et même, bien au contraire, que sa pseudo-simplicité est plus trompeuse dans le cas de l'hydrogène que dans toute autre substance. On en tirera cette conséquence paradoxale que le caractère hydrogénoïde devra être étudié d'abord sur un corps qui n'est pas l'hydrogène pour être bien compris dans le cas de l'hydrogène lui-même ; bref, il apparaîtra qu'on ne pourra bien dessiner le simple qu'après une étude approfondie du complexe.
En effet, tel qu'il se présente dans l'arithmétique
quantique , on pourrait dire que l'atome d'hydrogène ne sait pas
compter puisque sous la forme qui lui est attribuée par Bohr,
l'atome d'hydrogène ne paraît pouvoir recevoir qu'un seul
nombre quantique. Comme le dit très bien M. Léon Bloch 6
: "Le spectre de l'hydrogène n'est qu'un spectre alcalin dégénéré,
c'est-à-dire un spectre où les éléments correspondant
à des valeurs différentes de l se trouvent pratiquement
confondus", l étant', comme on le sait, le nombre quantique
azimutal qui est la trace d'une double périodicité nécessaire
pour rendre compte des diverses séries spectrales des alcalins.
On doit aller plus loin. Quand on aura affecté à l'électron
optique d'un métal alcalin trois nombres quantiques, il faudra prévoir
trois périodicités dans l'atome". Il est intéressant,
dit alors M. Léon Bloch, de rechercher si des traces de cette
triple périodicité subsistent dans l'atome d'hydrogène
lui-même considéré comme un alcalin dégénéré.
Nous devons nous attendre à rencontrer dans cette recherche des
difficultés expérimentales très grandes. Déjà
pour le lithium, le premier des alcalins proprement dits la structure des
doublets est si serrée quelle n'a pu être mise en évidence
que sur certains termes. Pour l'hydrogène, la structure des doublets
doit être plus fine encore. Malgré cette difficulté,
la puissance actuelle des spectroscopes interférentiels est si grande
qu'elle a permis de manifester d'une façon certaine la structure
fine des raies de la série de Balmer et, tout particulièrement,
de la raie rouge
H...
La décomposition des raies de H 1 et He II en multiplets
extrêmement serrés, qui sont construits sur le même
type que les multiplets alcalins, montre qu'il n'y a pas de différence
essentielle entre le spectre de l'hydrogène et les spectres hydrogénoïdes".
Et M. L. Bloch conclut en ces termes : "Nous voyons ainsi que le plus simple
de tous les atomes est déjà un système compliqué".
On peut nous objecter ici que si Pierre ressemble à Paul, Paul ressemble à Pierre et que l'assimilation de l'hydrogène aux métaux alcalins, du point de vue spectroscopique, est corrélative. Mais cette objection revient à méconnaître le déplacement de l'Image fondamentale, déplacement qui entraîne une transformation complète de la phénoménologie de base. En réalité, si l'on suit le progrès exact de l'expérience, on doit arriver à cette conclusion : ce ne sont pas les métaux alcalins qui reçoivent l'image hydrogénoïde, mais bien plutôt l'hydrogène qui reçoit l'image alcalinoïde. Après le stade cartésien terme du mouvement du simple au complexe on disait que le spectre des alcalins est un spectre hydrogénoïde. Après le stade non-cartésien terme du mouvement du complet vers le simplifié, de l'organique vers le dégénéré on devrait dire que le spectre de l'hydrogène est un spectre alcalinoïde. Si l'on veut décrire en détail les phénomènes spectroscopiques, c'est le spectre le plus compliqué ici le spectre des métaux alcalins qu'il faut montrer de prime abord. C'est ce spectre qui ouvre les veux de l'expérimentateur sur la structure fine. Le dédoublement des raies de l'hydrogène on ne le chercherait pas si l'on ne l'avait déjà trouvé dans les raies des alcalins.
Le même problème se posera , comme nous le montrerons dans un instant, à propos de la structure hyperfine du spectre de l'hydrogène. Il est bien sûr que ce n'est pas l'examen du spectre de l'hydrogène qui peut suggérer ces études de deuxième et de troisième approximations. Ce n'est pas la formule de Balmer appliquée à l'hydrogène qui réclame des compléments. Ce n'est pas davantage l'image de l'atome d'hydrogène dessinée par Bohr qui peut nous conduire à imaginer de nouvelles périodicités. Par exemple, si nous sommes conduits à assigner un moment de rotation au noyau, à l'électron de l'atome d'hydrogène, c'est parce que nous aurons assigné avec succès de tels moments aux corpuscules des atomes plus compliqués, partant plus organiques.
Non seulement du point de vue d'une mathématique constructive, non seulement dans le domaine de l'image intuitive, mais encore du point de vue strictement expérimental, l'atome d'hydrogène peut paraître rebelle à l expérience du fait même qu'il approche davantage de la pauvreté objective. Il faut des moyens puissants et une précision redoublée pour distinguer les lois sur ce cas fruste. D'ailleurs les traits les plus apparents ne sont pas toujours les traits les plus caractéristiques ; il faut résister à un positivisme de premier examen. Si l'on manque à cette prudence, on risque de prendre une dégénérescence pour une essence.
Par conséquent, s'il est bien vrai qu'historiquement le spectre de l'hydrogène ait été le premier guide de la spectroscopie, ce même spectre est désormais loin de fournir la meilleure des bases d'élan pour l'induction. A la vérité, on induit la théorie des spectres alcalins à partir du spectre de l'hydrogène. On devrait donc déduire ensuite les phénomènes de l'hydrogène en s'appuyant sur les phénomènes alcalins. Mais on induit encore, on induit toujours et l'on découvre une nouvelle structure dans les phénomènes de départ, ou mieux encore, on produit cette nouvelle structure par des moyens puissants et artificiels.
Nous n'avons étudié le chassé-croisé du simple et du complexe que dans le passage du spectre de l'hydrogène aux spectres hydrogénoïdes. Bien entendu, si le schéma hydrogène n'est qu'un dessin provisoire, la connaissance plus complexe du schéma hydrogénoïde devra elle aussi révéler tôt ou tard son caractère factice et simplifié. En fait, les schèmes deviennent de plus en plus inopérants quand on va de la première à la huitième période du tableau de Mendéléeff. Déjà, des spectres comme ceux du bismuth et du plomb ne rappellent plus en rien les spectres hydrogénoïdes. Le spectre du fer est un message entièrement indéchiffrable avec la grille hydrogénoïde.
Pour pallier cet échec, va-t-on faire jouer l'idée d'une complexité inextricable dune irrationalité fondamentale du réel ? C est mal connaître la mobilité et le courage de l esprit scientifique contemporain que de supposer cette défaite. Mathématiquement et expérimentalement c'est dans l'étude des phénomènes complexes que la pensée scientifique poursuit son instruction. Du côté mathématique, on peut en effet espérer que la mécanique ondulatoire fournira des moyens assez bien appropriés pour calculer a priori les termes spectraux dans le cas où les formules du type de Balmer sont inopérantes, même au prix des rectifications les plus nombreuses et les plus précises. Du côté expérimental, d'où la clarté viendra-t-elle ? De la structure hyperfine. De même que la structure fine, saisie à propos des spectres alcalins, a fait mieux comprendre la structure dégénérée du spectre de l'hydrogène, de même la structure hyperfine des spectres complexes comme celui du bismuth apportera de nouveaux schèmes pour la spectroscopie générale". Tout se passe, dit M. Léon Bloch, comme si, au fur et à mesure des progrès acquis dans la finesse de l'analyse spectrale, toutes les raies réputées simples avaient tendance à se décomposer. La structure hyperfine, comme la structure fine, serait donc non pas une exception, mais la règle". Nous ne saurions trop insister sur cette dernière déclaration. Elle marque à notre avis une véritable révolution copernicienne de l'empirisme. En effet, c'est l'idée même de perturbation qui paraît devoir être tôt ou tard éliminée. On ne devra plus parler de lois simples qui seraient perturbées, mais de lois complexes et organiques parfois touchées de certaines viscosités, de certains effacements. L'ancienne loi simple devient un simple exemple, une vérité mutilée, une image ébauchée, une esquisse copiée sur un tableau. On revient, certes, à ces exemples simplifiés, mais c'est toujours pour des fins pédagogiques, pour des raisons d'explication mineure, parce que le plan historique reste éducatif, suggestif, entraînant. Mais on paye cher cette facilité, comme toute facilité, cette confiance dans l'acquis, ce repos dans les systèmes. On risque de prendre l'échafaudage pour la charpente. Or la connaissance profonde est la connaissance achevée et c'est sur le domaine de l'ancienne perturbation, dans le fin dessin des approximations poussées , que la connaissance trouve, avec son couronnement, sa véritable structure. C'est là que se réalise l'équation du noumène et du phénomène et que le noumène révèle subitement ses impulsions techniques. Dès lors la dualité statique du rationnel et de l'irrationnel est supplantée par les dialectiques de la rationalisation active. La pensée achève l'expérience. Les exceptions sont effacées en quelque sorte par le sommet, par l'accumulation des accidents, en mettant la pleine mesure des attributs et des fonctions.
Cette primauté de la pensée complète sur l'expérience fine comme elle apparaît nettement quand on revient vers l'expérience primitive Par exemple, après avoir reconnu dans l'effet Zeeman la séparation des raies spectrales sous l'action d'un champ magnétique, on se posera la question suivante : " Une pareille dissociation ne pourrait-elle exister à l'état latent, en l'absence du champ magnétique 7 ? " ce qui revient à décider des problèmes de structure réelle à partir de principes de possibilité, dans la confiance que toute compossibilité est la trace première, éminemment rationnelle, d'une réalité. On arrive ainsi à penser une sorte de structure préalable, de construction en projets, de réel en plans de moule rationnel pour la technique expérimentale.
Dans le même ordre d'idée, y aurait-il vraiment absurdité à demander comment joue la règle de Pauli dans le cas de l'hydrogène ? Eclaircissons cette question. La règle de Pauli est d'une application absolument générale. Elle nous apprend que deux électrons pris dans le même atome ne peuvent jamais avoir leurs quatre quanta identiques. Comment alors interpréter cette règle dans le cas de l'hydrogène qui ne possède qu'un électron ? On peut certes le faire dans le sens de la simplicité, en ne retenant en somme qu'une raison de quantification, en refusant l'enseignement de la règle de Pauli prise à la mesure des cas complexes. On aboutit précisément aux formules simplifiées, à une mutilation des possibilités expérimentales. Faudrait-il alors évoquer des électrons fantômes qui viendraient fournir les prétextes aux quantifications multiples ? On le voit, c'est toujours le même problème : comment bien compter avec un boulier incomplet, comment lire la loi des grands nombres sur des petits nombres, comment reconnaître la règle avec toutes ses exceptions sur un seul exemple qui est de toute évidence une exception ?D'une manière plus générale, en quoi le simple peut-il illustrer le complet ? Au seuil de la stœchiologie, voici l'hydrogène comme l'amphioxus au seuil des vertébrés. Il n'y a pas de doute, c'est avec l'hydrogène que la double matière électrique positive et négative se noue ou se dénoue. Dans quel sens faut-il démêler l'écheveau ? Pourquoi ne pas achever le noeud en épuisant la puissance de composition ? Est-ce que les fonctions ne deviennent pas plus claires dans leur fonctionnement varié ? On connaîtra d'autant mieux les liens du réel qu'on en fera un tissu plus serré, qu'on multipliera les relations, les fonctions, les interactions. L'électron libre est moins instructif que l'électron lié, l'atome moins instructif que la molécule. Gardons-nous cependant de pousser trop loin la composition. Il faut rester dans la zone où la composition est organique pour bien comprendre l'équation du complexe et du complet.
Nous venons précisément d'entrer dans le siècle de la molécule après de longues années consacrées aux pensées atomistiques. Pour se convaincre de l'importance de cette ère nouvelle, il suffira de se reporter cent ans en arrière ; le caractère artificiel de l'ancien concept de molécule apparaîtra. A cette époque, les définitions qui prétendaient distinguer molécule et atome suivaient la distinction si évidemment artificielle des phénomènes physiques et des phénomènes chimiques. La molécule était définie comme le résultat de la désagrégation physique et l'atome comme le résultat de la désagrégation chimique de la molécule. Prise en sa composition, la molécule ne correspondait guère qu'à la juxtaposition des atomes ; toutes les fonctions chimiques appartenaient aux éléments, aux atomes. Suivant en cela la métaphysique réaliste, on croyait à la valeur explicative de l'attribution catégorique des propriétés aux substances élémentaires. Or peu à peu, on paraît hésiter à inscrire sans discussion les propriétés au compte du simple et l'idée vient que l'attribution pourrait bien être toujours relative au composé. Ne prenons qu'un exemple. Au sujet de la valence chimique, concept scientifique qui rationalisa plus ou moins la sourde idée substantialiste de l'affinité, on en vient à douter qu'elle puisse se préciser en dehors des compositions effectives. Comme le dit M. B. Cabrera 8, " la valence est. quelque chose de plus complexe, dont l'origine est en rapport avec la stabilité des nouvelles configurations dynamiques des électrons superficiels produites à cause des perturbations mutuelles des atomes en contact. Il est évident que les détails de cette configuration et le degré de sa stabilité dépendront. de la structure des atomes qui interviennent., de sorte que strictement parlant la valence n'est pas une propriété de chaque élément. isolé, mais de l'ensemble des atomes liés ".Ainsi l'affinité dépend de la communion. Entrer en composition, c'est composer ". Il n'y a pas d'originalité substantielle pas plus que d'originalité psychologique qui résiste à une association. Il est donc vain de poursuivre la connaissance du simple en soi, de l'être en soi, puisque c'est le composé et la relation qui suscitent les propriétés, c'est l'attribution qui éclaire l'attribut.
La thèse que nous défendons est d'ailleurs périlleuse, en ce sens qu'elle contredit. la manière habituelle de désigner dogmatiquement les notions de base. Mais par certains côtés, l'idée même de notion de base peut sembler contradictoire : nos notions expérimentales, puisées dans l'expérience commune, ne doivent-elles pas être sans cesse révisées pour s'incorporer plus ou moins exactement dans la microphysique où l'on doit toujours inférer et non pas découvrir les bases du réel ? L'épistémologie non-cartésienne est donc par essence, et non par accident, en état de crise. Revenons un instant sur la dé finition moderne des éléments de pensée et démontrons une fois de plus que les notions initiales doivent être solidarisées dans une définition organique, attachées à des cas complexes.
Pour les savants du XIXe siècle aussi bien que pour Descartes, les bases rationnelles du mécanisme étaient inébranlables. Des notions même obscures comme la force faisaient l'objet dune désignation immédiate. Ensuite c'est en multipliant l'intensité de la force par le déplacement de son point d'application qu'on définissait, dune manière dérivée, le travail et l'énergie. Cette construction de la notion d , énergie correspondait bien à l'idéal analytique et cartésien qui dirigeait la science. Notons au passage que la séparation absolue de l'espace et du temps favorisait ici l'intuition analytique, encore que bien des problèmes philosophiques restaient imprécis, comme celui des différences entre la force conçue statiquement et la force conçue dynamiquement. En creusant cette difficulté, on s'apercevrait de l'obscurité de la première conception, on comprendrait mieux les confusions répétées des âges pré-scientifiques au sujet de l'expérience de la force, du travail, de l'énergie, de la puissance ; on trouverait en fin une première preuve que la notion de force ne peut guère être précise si on la sépare d'une fonction essentielle de la force qui est de produire un travail. En tout cas, si l'on accède à la pensée contemporaine, la corrélation essentielle des notions devient bien évidente. De plus en plus, s'impose la réciprocité entre la notion de force et la notion d'énergie. Quelle sera finalement la notion de base ? Il est naturellement prématuré de répondre à cette question. L'intervention des théories quantiques pourrait d'ailleurs clore le débat d'une étrange façon en apportant des principes tout nouveaux pour la définition mathématique des notions expérimentales. En effet, qu'on aille au fond de l'intuition si spéciale de London et Heitler en ce qui concerne les rapports possibles de deux atomes d'hydrogène et l'on verra la tendance de la micro-énergétique à définir la force comme une notion dérivée, comme une apparence secondaire, comme une sorte de convention représentant un cas particulier. Dans l'intuition de ces deux savants, on commence par définir énergétiquement les deux atomes sans bien entendu construire leur énergie à partir des forces plus ou moins hypothétiques. En appliquant ensuite à l ensemble formé par les deux atomes le principe de Pauli, on se rend compte qu'ils peuvent exister sous deux formes énergétiques différentes. Alors si en rapprochant les noyaux atomiques, l'énergie du système augmente, on dira que les noyaux se repoussent ; on dira au contraire qu'ils s'attirent si l'énergie diminue. Ainsi des caractères qui semblaient éminemment phénoménaux comme la répulsion et l'attraction sont ici objets de définition. Rien d'absolu ne soutient l'idée de force, elle n'est point ici la notion primitive. Allons d'ailleurs plus loin. On s'apercevra que ne peuvent s'attirer que des atomes d'hydrogène différenciés d'après le principe de Pauli et que par contre le choc élastique, jadis expliqué par une force répulsive inscrite au coeur de l'élément, est un attribut de l'ensemble des deux atomes d'hydrogène non différenciés d'après le principe de Pauli. Il semble que ,e qui s'attire ce soit des systèmes de nombres quantiques différents et que ce qui se repousse ce soit des systèmes de nombres quantiques identiques. La force induite mathématiquement n'est plus ici que le fantôme de la force mise jadis à la base de l'énergie par une métaphysique réaliste. La force mécanique devient aussi métaphorique que la force d'une antipathie ou d'une sympathie ; elle est relative à une composition, non pas à des éléments. L'intuition mathématique avec son souci de la complétude remplace l'intuition expérimentale avec ses simplifications arbitraires.
En résumé, nous croyons que l'explication scientifique tend à accueillir, à sa base, des éléments complexes et à ne bâtir que sur des éléments conditionnels, en n'accordant qu'à titre provisoire, pour des fonctions bien spécifiées, le brevet de simplicité. Ce souci de garder ouvert le corps d'explication est caractéristique d'une psychologie scientifique réceptive. Toute composition phénoménale peut être une occasion de pensée récurrente qui revient compléter le corps des postulats. M. B. Cabrera écrivait précisément en 1928 9 ". Nous ne sommes pas... en état de savoir si la Mécanique quantique créée pour interpréter la radiation des atomes isolés, suffit à éclaircir le problème beaucoup plus compliqué de la dynamique de la molécule. Il est possible, et nous le croyons très probable, qu'un nouveau postulat doive s'ajouter à ceux qui ont été le point de départ. Du moins, il faut que notre esprit reste ouvert à cette possibilité". La même anxiété règne donc sur la Physique mathématique que sur la Géométrie : on craint toujours qu'un
postulat puisse subitement s'adjoindre à la science et la dédoubler. Garder une sorte de doute récurrent ouvert sur le passé de connaissances certaines, voilà encore une attitude qui dépasse, prolonge, amplifie la prudence cartésienne et qui mérite d'être dite non-cartésienne, toujours dans ce même sens où le non-cartésianisme est du cartésianisme complété.
D'une manière semblable, comme nous avons essayé de le montrer dans notre livre sur le Pluralisme cohérent de la Chimie moderne, c'est par un accroissement systématique du pluralisme que la Chimie a trouvé ses bases rationnelles et mathématiques. C'est en achevant le monde de la matière qu'on le rationalise.
Ainsi la pensée qui anime la Physique mathématique, comme celle qui anime les mathématiques pures, est une conscience de la totalité. D'où l'importance de la notion de groupe dans l'une et l'autre doctrines. Aucun repos pour la pensée tant qu'une raison d'ensemble n'a pas mis le sceau synthétique sur la construction. Henri Poincaré, dans une notice consacrée à Laguerre 10, a signalé le caractère non-cartésien de cette nouvelle orientation. Au moment où Laguerre produisait son premier travail, en 1853, la géométrie analytique " se renouvelait... par une révolution en quelque sorte inverse de la réforme cartésienne. Avant Descartes, le hasard seul, ou le génie, permettait de résoudre une question géométrique ;après Descartes, on a pour arriver au résultat des règles infaillibles ; pour être un géomètre il suffit d'être patient. Mais une méthode purement mécanique, qui ne demande à l'esprit d'invention aucun effort, ne peut être réellement féconde. Une nouvelle réforme était donc nécessaire : ce furent Poncelet et Chasles qui en furent les initiateurs. Grâce à eux, ce n'est plus ni à un hasard heureux ni à une longue patience que nous devons demander la solution d'un problème, mais à une connaissance approfondie des faits mathématiques et de leurs rapports intimes ".La méthode des Poncelet, des Chasles, des Laguerre est donc une méthode d'invention plutôt qu'une méthode de résolution. Elle est d'allure éminemment synthétique et remonte bien, comme le dit Poincaré en sens inverse de la réforme cartésienne. Elle achève donc par certains côtés la pensée mathématique cartésienne.
Comparons par exemple l'observation du morceau de cire par Descartes et l'expérience de la goutte de cire dans la microphysique contemporaine et voyons la diversité des conséquences sur la métaphysique de la substance tant objective que subjective.
Pour Descartes, le morceau de cire est un clair symbole du caractère fugace des propriétés matérielles. Aucun des aspects d'ensemble, aucune des sensations immédiates ne demeurent permanents. Il suffit d approcher le morceau de cire du feu pour que sa consistance, sa forme, sa couleur , son onctuosité, son odeur vacillent et se transforment. Cette expérience vague prouve chez Descartes le vague des qualités objectives. Elle est une école de doute. Elle tend à éloigner l'esprit de la connaissance expérimentale des corps qui sont plus difficiles à connaître que l'âme. Si l'entendement ne trouvait pas en lui-même la science de l'étendue toute la substance du morceau de cire s'évanouirait avec les rêveries de l'imagination. Le morceau de cire n'est soutenu que par l'étendue intelligible puisque sa grandeur elle-même est. susceptible d'augmenter ou de diminuer suivant les circonstances. Ce refus de l'expérience comme base de la pensée est en somme définitif, malgré le retour vers l'étude de l'étendue. On s'est interdit, dès le départ, toute expérience progressive, tout moyen de classer les aspects du divers, de donner une mesure de la diversité, d'immobiliser, pour les distinguer, les variables du phénomène. On voulait, dans l'objet, toucher de prime abord la simplicité, l'unité, la constance. Au premier échec, on a douté de tout. On n'a pas remarqué le rôle coordonnateur de l'expérience factice, on n a pas vu que la pensée unie à l'expérience pouvait restituer le caractère organique et par conséquent entier et complet du phénomène. D'autre part, en ne se soumettant pas docilement aux leçons de l'expérience, on se condamnait à ne pas voir que le caractère mobile de l'observation objective se reflétait immédiatement en Une mobilité parallèle de l'expérience subjective. Si la cire change, je change ;je change avec ma sensation qui est, dans le moment où je la pense, toute ma pensée, car sentir c'est penser dans le large sens cartésien du cogito. Mais Descartes a une secrète confiance dans la réalité de l'âme comme substance. Ebloui par la lumière instantanée du cogito, il ne met pas en doute la permanence du je qui forme le sujet du je pense. Pourquoi est-ce le même être qui sent la cire dure et la cire molle alors que ce n'est pas la même cire qui est sentie dans deux expériences différentes ? Si le cogito était traduit au passif en un cogitatur ergo est, le sujet actif s'évaporerait-il avec l'inconstance et le vague des impressions ?
Cette partialité cartésienne en faveur de l'expérience subjective apparaîtra peut-être mieux quand on vivra avec plus de ferveur l'expérience scientifique objective, quand on acceptera de vivre à l'exacte mesure de la pensée, dans la rigoureuse équation de la pensée et de l'expérience, du noumène et du phénomène, loin de l'attrait trompeur des substances objectives et subjectives. Voyons donc la science contemporaine dans sa tâche" d'objectivation progressive. Le physicien ne prend point la cire qu'on vient d'apporter du rucher , mais une cire aussi pure que possible, chimiquement bien définie, isolée au terme d'une longue série de manipulations méthodiques. La cire choisie est donc en quelque sorte un moment précis de la méthode d'objectivation. Elle n'a rien retenu de l'odeur des fleurs dont elle a été recueillie, mais elle porte la preuve des soins qui l'ont épurée. Elle est pour ainsi dire réalisée par l'expérience factice. Sans l expérience factice, une telle cire sous sa forme pure qui n'est pas sa forme naturelle ne serait pas venue à l'existence.
Après avoir fait fondre dans une cupule un très petit fragment de cette cire, le physicien le fait solidifier avec une lenteur méthodique. Fusion et solidification sont en effet obtenues sans brusquerie au moyen d'un four électrique minuscule dont la température peut être réglée avec toute la précision désirable par variation de l'intensité du courant. Le physicien se rend par conséquent maître du temps dont l'action efficace dépend de la variation thermique. On obtient ainsi une gouttelette bien régulière non seulement dans sa forme mais aussi dans sa contexture superficielle. Le livre du microcosme est maintenant gravé, il reste à le lire.
Pour étudier la surface de la cire, on dirige sur la goutte un faisceau de rayons X bien monochromatiques, en suivant là encore une technique très précise et en laissant bien entendu de côté tout recours à la lumière blanche naturelle que les âges pré-scientifiques postulaient de nature simple. Grâce à la lenteur du refroidissement, les molécules superficielles de la cire se sont orientées par rapport à la surface générale. Cette orientation détermine pour les rayons X des diffractions qui produiront des spectrogrammes similaires à ceux obtenus par Debye et par Bragg dans le cas des cristaux. On sait que ces derniers spectrogrammes, prévus par von Laue, ont renouvelé la cristallographie en permettant d'inférer la structure interne des cristaux. D'une manière parallèle, l'étude de la goutte de cire renouvelle nos connaissances des surfaces matérielles. Que de pensées doit nous livrer cette prodigieuse épigraphie de la matière ! Comme le dit M. Jean Trillat 11 : "Les phénomènes d'orientation... conditionnent un nombre immense de propriétés superficielles, comme la capillarité, l'onctuosité, l'adhérence, l'adsorption, la catalyse." C'est dans cette pellicule que les relations avec l'extérieur déterminent une physico-chimie nouvelle. C'est là que le métaphysicien pourrait comprendre le mieux comment la relation détermine la structure. Si l'on prend des diagrammes en s'enfonçant de plus en plus dans les profondeurs de la gouttelette, l'orientation des molécules disparaît progressivement, les microcristaux deviennent insensibles aux actions de surface et l'on arrive à un désordre statistique complet. Dans la zone d , orientation privilégiée , on a au contraire des phénomènes bien définis. Ces phénomènes sont dus aux discontinuités des champs moléculaires à la surface de séparation des deux milieux, dans l'aire de la dialectique matérielle. Dans cette région intermédiaire, d'étranges expériences sont possibles qui viennent combler l'hiatus des phénomènes physiques et des phénomènes chimiques et permettre au physicien d'agir sur la nature chimique des substances. Ainsi M. Trillat signale des expériences sur l'étirement des gels colloïdaux. Par des tractions toutes mécaniques, on détermine des différences très notables dans les diagrammes des rayons X. M. Trillat conclut en ces termes (loc. cit., p. 456) , "Ceci est en rapport avec les propriétés mécaniques et aussi avec l'adsorption des colorants, suivant que la matière est orientée par traction ou non : il y a peut-être là une manière imprévue d'agir sur l'activité chimique".
Agir mécaniquement sur l'activité chimique, c'est, par certains côtés, servir un idéal cartésien ; mais l'action constructive et factice est si manifeste, la direction vers le complexe si nette, qu'on doit voir là une nouvelle preuve de l'extension scientifique de l'expérience et une nouvelle occasion de dialectique non-cartésienne.
Est-on d'ailleurs bien sûr que la cristallisation puisse se faire en l'absence des champs directeurs ? En imaginant que cette cristallisation est produite par des forces essentiellement internes, d'origine substantielle, en négligeant les actions directrices venant de l'extérieur , on obéit à un entraînement réaliste. Il est frappant en effet de voir la cristallisation superficielle sous la dépendance primordiale des discontinuités au point qu'on puisse parler de substances qui sont cristallisées superficiellement dans le sens perpendiculaire à la surface tandis qu'elles restent amorphes dans le sens parallèle à la surface. On obtient ainsi des structures en gazon, avec des implantations bien spécifiées. Ces "cultures" cristallines d'un nouveau genre ont. déjà fourni de nombreux enseignements sur les structures moléculaires 12.
Qu'on veuille bien alors prendre une mesure de la somme des techniques, des hypothèses, des constructions mathématiques qui viennent s'additionner dans ces expériences sur la goutte de cire et. l'on ne pourra manquer de trouver inopérantes les critiques métaphysiques du type cartésien. Ce qui est fugace, cela ne peut être que les circonstances décousues et non point les relations coordonnées qui expriment des qualités matérielles. Il suffira de débrouiller les circonstances, qui sont naturellement brouillées, pour organiser vraiment le réel. Les qualités du réel scientifique sont ainsi, au premier chef, des fonctions de nos méthodes rationnelles. Pour constituer un fait scientifique défini, il faut mettre en oeuvre une technique cohérente. L'action scientifique est par essence complexe. C'est du côté des vérités factices et complexes et non pas du côté des vérités adventices et claires que se développe l'empirisme actif de la science. Bien entendu des vérités innées ne sauraient intervenir dans la science. Il faut former la raison de la même manière qu'il faut former l'expérience.
Ainsi la méditation objective poursuivie au laboratoire nous engage dans une objectivation progressive où se réalisent à la fois une expérience nouvelle et une pensée nouvelle. Elle diffère de la méditation subjective, avide d'une somme de connaissances claires et définitives, par son progrès même, par le besoin de complément qu'elle suppose toujours. Le savant en sort avec un programme et conclut sa journée de travail sur cette parole de foi. chaque jour répétée :''Demain, je saurai."
Il ne manque qu'un peu de vie sociale, qu'un peu de sympathie humaine pour que le nouvel esprit scientifique le n. e. s. prenne la même valeur formative qu'une nouvelle économie politique la n. e. p. Pour beaucoup de savants qui poursuivent avec passion la vie sans passions, l'intérêt des problèmes présents correspond à un intérêt spirituel primordial où la raison joue son destin. M. Reichenbach parle justement d'un conflit de générations sur le sens profond de la science 13. Compton, lors d'une visite chez J. J. Thomson à Cambridge, a rencontré G. P. Thomson, venu pour un week-end. On s'amusait à examiner les photographies obtenues avec les ondes électroniques ; Compton fait remarquer à ce sujet : " C'était un véritable événement dramatique de voir le grand vieil homme de science, qui a dépensé ses meilleures années en affirmant la nature corpusculaire de l'électron, plein d'enthousiasme pour l'oeuvre de son fils révélant que les électrons en mouvement constituent des ondes 14." Du père au fils on peut mesurer la révolution philosophique que réclame l'abandon de l'électron comme chose ; on peut apprécier le courage intellectuel nécessaire à une telle révision du réalisme. Le physicien a été obligé trois ou quatre fois depuis vingt ans de reconstruire sa raison et intellectuellement parlant de se refaire une vie.
Il suffit d'ailleurs de réaliser psychologiquement l'état d'inachèvement de la science contemporaine pour avoir une impression intime de ce qu'est le rationalisme ouvert. C'est un état de surprise effective devant les suggestions de la pensée théorique. Comme le dit très bien M. Juvet 15 : " C'est dans la surprise créée par une nouvelle image ou par une nouvelle association d'images, qu'il faut voir le plus important élément du progrès des sciences physiques, puisque c'est l'étonnement qui excite la logique, toujours assez froide, et qui l'oblige à établir de nouvelles coordinations, mais la cause même de ce progrès, la raison même de la surprise, il faut la chercher au sein des champs de forces créés dans l'imagination par les nouvelles associations d'images, dont la puissance mesure le bonheur du savant qui a su les assembler."
Devant les principes surprenants de la nouvelle mécanique quantique M. E. Meyerson lui-même, qui a dépensé des trésors de méditation et d'érudition pour prouver le caractère classique de la Relativité, est pris d'une soudaine hésitation. On peut douter qu'on écrive jamais une Déduction quantique pour achever la démonstration entreprise dans la Déduction relativiste." Reconnaissons..., écrit-il 16, que par rapport à toutes les théories scientifiques que nous avons examinées dans nos livres , celle des quanta occupe une place à part, et qu'il ne nous semble pas possible, notamment, de tenter dans ce cas ce que nous croyons avoir réussi à accomplir pour la théorie de la relativité. " Pour M. Meyerson, la doctrine des Quanta est d'essence aberrante et cette arithmétisation dl possible n'est pas loin d'être tenue pour irrationnelle. Nous croyons au contraire que cette doctrine étend positivement notre conception du réel et qu'elle est une conquête de la raison nouvelle sur l'irrationalisme. Cette crise est donc une crise de croissance normale. Il faut préparer l'esprit à recevoir l'idée quantique, ce qui ne peut se faire qu'en organisant systématiquement l'élargissement de l'esprit scientifique.
En fait, nous croyons, pour notre part, que la Relativité avait déjà réalisé la conquête d'une pensée éminemment inductive et que les réussites pédagogiques dans la démonstration déductive de certaines conséquences relativistes n enlèvent rien du caractère génial et inattendu de la Révolution einsteinienne. Les coups de génie qui viennent de fonder la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie et la mécanique des matrices de Heisenberg ont retenti dans les mêmes conditions d , inattendu et pour ainsi dire sans préparation historique. Elles rejettent au passé les mécaniques classiques et relativistes qui l'une et l'autre ne sont plus que des approximations plus ou moins grossières de théories plus fines et plus complètes.
Est-ce qu'une raison générale et immuable arrivera à assimiler toutes ces pensées étonnantes ? Pourra-t-elle les mettre non seulement en ordre, mais sous son ordre ? C'est là sans doute l'espérance profonde de M. Meyerson. Comme M. Meyerson prouve la persistance des modes de pensée à travers les siècles, retrouvant, même dans les esprits modernes, des traces durables de la pensée par participation des primitifs, il en infère que le cerveau ne saurait évoluer avec plus de rapidité que n'importe quel autre organe. Cette thèse meyersonienne est évidemment la thèse de la prudence et l'on ne saurait lui opposer que des anticipations plus ou moins téméraires. Pourtant le cerveau n'est-il pas le véritable lieu de l'évolution humaine, le bourgeon terminal de l'élan vital ?Avec ses multiples connexions en attente, n'est-il pas l'organe des possibilités innombrables ? Quand M. Juvet emploie l'expression si suggestive de champs de forces créés dans l'imagination par le rapprochement de deux images différentes, ne nous engage-t-il pas à dynamiser en quelque sorte les rapports des idées, à donner à l'idée-force de Fouillée un sens de plus en plus physique ? Une idée qui évolue est un centre organique qui s'agglomère. Un cerveau statique ne pourrait inférer. Doit-on s'appuyer pour prouver la permanence cérébrale sur la pensée usuelle, sur la pensée sans effort, sur la pensée qui, en commandant à des muscles, accepte l'union avec ce qui n'évolue plus ? Alors tout est achevé :l'âme, le corps, le Monde lui-même qui nous est livré de prime abord comme un objet à grands et nobles traits. Au contraire, au lieu de cette communion avec une réalité globale à laquelle le savant reviendrait avec allégresse, comme à une philosophie originelle, ne conviendrait-il pas, pour comprendre l'évolution intellectuelle, de prêter attention à la pensée anxieuse, A la pensée en quête d'objet, à la pensée qui cherche des occasions dialectiques de sortir d'elle-même, de rompre ses propres cadres, bref A la pensée en voie d'objectivation ? On ne peut alors manquer de conclure qu'une telle pensée est créatrice.
La poussée psychologique réalisée par la Physique mathématique est mise en évidence par M. Juvet. Il insiste sur le fait que les idées les plus hardies et les plus fécondes sont dues à de très jeunes savants 17." Heisenberg et son émule Jordan sont nés avec le siècle ; en Angleterre, un étonnant génie... Dirac, créa une méthode originale et nouvelle et découvrit les raisons théoriques profondes de ce qu'on appelle le spin de l'électron ; il n avait pas vingt-cinq ans. Si l'on rappelle que Bohr était très jeune lorsqu'il proposa en 1913 son modèle d'atome et qu'Einstein découvrit à vingt-cinq ans la relativité restreinte et proposa peu après, pour la première fois, une explication des lois du rayonnement par les quanta de lumière... on sera fondé à croire que le XXe siècle a vu une mutation du cerveau ou de l'esprit de l'homme, particulièrement apte à débrouiller les lois de la nature, de même qu'au siècle précédent, la précocité des Abel, des Jacobi, des Galois, des Hermite était due peut-être à une mutation de l'esprit dirigé vers une adaptation au monde des êtres mathématiques.
Chacun peut d'ailleurs revivre ces mutations spirituelles en se rappelant le trouble et l'émoi apportés par les nouvelles doctrines dans la culture personnelle :elles réclament tant d'efforts qu'elles ne paraissent point naturelles. Mais la nature naturante est à l'œuvre jusque dans nos âmes ; un jour, on s'aperçoit qu'on a compris. A quelle lumière reconnaît-on d'abord la valeur de ces synthèses subites ? A une clarté indicible qui met en notre raison sécurité et bonheur. Ce bonheur intellectuel est la marque première du progrès. C'est ici le cas de rappeler avec le phénoménologiste Jean Hering 18 " que la personne la plus évoluée sera toujours, par la plus grande étendue de son horizon , à même de comprendre celles qui lui sont inférieures..., tandis que le contraire n'est pas possible ". La compréhension a un axe dynamique, c'est un élan spirituel, c'est un élan vital. La mécanique einsteinienne ajoute à la compréhension des concepts newtoniens. La mécanique broglienne ajoute à la compréhension des concepts purement mécaniques et purement optiques. Entre ces deux derniers groupes de concepts la physique nouvelle détermine une synthèse qui développe et achève l'épistémologie cartésienne. Si l'on savait doubler la culture objective par une culture psychologique, en s'absorbant entièrement dans la recherche scientifique avec toutes les forces de la vie, on sentirait la soudaine animation que donnent à l'âme les synthèses créatrices de la Physique mathématique.